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Délinquance et immigration :
le sociologue face au sens
commun
Laurent Mucchielli
Texte paru dans Hommes
et migrations, 2003, n°1241, pp. 20-31.
En France, tel quil se développe depuis maintenant plus de vingt
ans, le débat public sur « linsécurité » tourne autour de
quelques thèmes centraux dont lun des principaux est la relation supposée
entre délinquance et immigration. Cette relation est elle-même double. Elle
vise dune part les étrangers proprement dit et en leur sein, plus particulièrement
ceux qui séjournent clandestinement sur le territoire national, dautre
part les « jeunes issus de limmigration », pour la plupart
de nationalité française, et en leur sein, plus particulièrement, les jeunes
dorigine maghrébine et noire africaine. Longtemps, cette relation a
été traitée sur mode essentiellement idéologique et moralisateur. Face à laccusation
portée sur le plan politique par la droite et lextrême droite, répondaient
la gauche et les mouvements anti-racistes. Le débat était nettement clivé.
Toutefois, au cours des années 1990, ce clivage sest en partie estompé
(Mucchielli, 2001, p. 30-32). Au tournant des années 1980 et 1990, « laffaire
du voile islamique », lapparition des « émeutes urbaines »
puis le contexte de la Guerre du Golfe ont beaucoup accru la peur du monde
arabe et de lIslam en France (Cesari, 1997). Ensuite, le tournant politique
du Parti socialiste et du gouvernement Jospin (1997-2002), sur la question
de la « sécurité » et en particulier de la délinquance juvénile,
a tout à la fois atténué fortement la critique traditionnelle de gauche sur
ces questions et permis lexpression beaucoup plus libre de discours
désignant comme principaux responsables les étrangers et les jeunes issus
de limmigration. Symbole de cette petite révolution, des figures de
la lutte anti-raciste telles que le président de SOS Racisme (Le Figaro, 25 avril 2002) et le père Delorme (Le Monde, 3 décembre 2001), acteur important des actions collectives
menées au début des années 1980 par les jeunes dorigine maghrébine,
ont elles-mêmes réclamé publiquement que lon « brise le tabou »
en reconnaissant lexistence dune « sur-délinquance »
des jeunes issus de l'immigration.
Cette évolution serait heureuse si elle ouvrait sur un débat intellectuel,
si elle permettait à largumentation et à la démonstration contextualisante
de prendre le pas sur lémotion et le sens commun. Après un bref rappel
des discours dominants dans le débat public et des formes de dénonciation
du lien entre délinquance et immigration, nous tenterons donc de faire le
point des connaissances sur la question de léventuelle « sur-délinquance »
des « jeunes issus de limmigration », et dexpliciter
ce que peut être le raisonnement sociologique en cette matière
[1]
.
Une nouvelle imputation : la « dérive mafieuse des cités »
Le tableau des nouvelles formes de délinquance que dressent aujourdhui
nombre dintervenants dans le débat public est en substance le suivant :
nous serions face à une jeunesse désocialisée, déscolarisée, sans repères
moraux et sociaux, pourvue de parents « démissionnaires ». Pire :
ces jeunes seraient massivement toxicomanes et, pour consommer comme pour
senrichir, ils deviendraient fatalement de jeunes trafiquants de drogue
qui ne tarderaient pas à sorganiser en bandes délinquantes et armées,
organisant toute une économie souterraine dans leurs cités et terrorisant
les territoires environnants. C'est ainsi que les incendies de voitures serviraient
uniquement à faire disparaître les voitures volées, tandis que les émeutes
ne seraient en rien lexpression dun sentiment dinjustice
mais simplement un moyen de tenir à distance la police pour mieux protéger
les trafics. Et dans cette véritable organisation délinquante, les plus âgés
initieraient les plus jeunes. Ainsi se mettrait progressivement en place un
véritable « système mafieux » organisé autour de quelques « familles
délinquantes » contrôlant peu à peu tout un quartier et utilisant les
jeunes pour se protéger de la police
[2]
. Ensuite il ne sagirait pas de nimporte quelles
familles, mais des maghrébines. Il y aurait à cela des raisons « culturelles » :
« jugé peu dangereux par la tradition et la culture de populations dorigine
maghrébine, légitimé par son impact économique positif, le trafic de haschisch
structure les emplois du temps et soutient la capacité de consommation du
quartier. Facteur de paix sociale, il maintient sur le quartier le voile du
silence mafieux » (Bousquet, 1998, p. 119). Cette évocation dune
consommation (et par la suite dun trafic) de drogue qui serait en quelque
sorte légitimée par « la culture de populations dorigine maghrébine »
constitue pourtant une erreur. En réalité, un seul pays du Maghreb est producteur
de haschisch : le Maroc (Observatoire géopolitique des drogues, 1996,
p. 113-115). Le problème nest donc pas maghrébin en général, mais marocain
en particulier. En outre, il nest pas lié à la « culture »
du Maroc, mais à son histoire coloniale et au fonctionnement actuel de son
économie
[3]
.
Autre exemple : lorsque lun de ces intervenants (X. Raufer)
est entendu sur la délinquance par la commission sénatoriale sur la décentralisation
le 28 mars 2000, le rapport public enregistre la déclaration de cet auteur
selon lequel « le tabou majeur en matière de délinquance urbaine concernait
lorigine des auteurs dinfractions. Il a fait part dune enquête
des renseignements généraux mettant en évidence que sur 3000 auteurs de violences
urbaines, une cinquantaine seulement avaient un patronyme gaulois ».
Au même moment, sur le site Internet de Claude Goasgen, député parisien du
parti Démocratie Libérale, à côté de pages consacrées notamment à la dénonciation
de la « réalité cachée » de limmigration, le même auteur sexprime
sur le lien entre délinquance et immigration : « ces liens
sont parfaitement mécaniques : une population jeune, masculine et déracinée
est par essence plus criminogène que de vieilles dames vivant au village,
un enfant de quatre ans comprend cela ». Le problème est ici que, dans
leur immense majorité, les jeunes en question sont nés en France et ne connaissent
que la France. Ils ne sont donc nullement « déracinés » comme
ont pu lêtre parfois leurs parents, en particulier lorsquils provenaient
dun milieu rural. Mais cette erreur est sans doute logique dans un système
de pensée qui, derrière ce thème ancien du « déracinement », attribue
à lÉtranger une altérité irréductible et un potentiel délinquant intrinsèque
(« ontologique » disait Sayad [1997])
[4]
.
Face à ces imputations, de quels éléments de connaissance solidement établis
disposons-nous ?
Données denquêtes
Le système statistique français actuel ne permet pas de connaître la situation
des Français nés de parents étrangers avec la même précision que la situation
des étrangers. Pour senquérir de la délinquance des « jeunes issus
de limmigration », il faut donc rechercher des données denquêtes
construites par les chercheurs, quil sagisse de données qualitatives
ou quantitatives.
Dans un sondage de délinquance auto-révélée réalisé en 1999 auprès dun
échantillon de 2 288 jeunes de 13 à 19 ans, Sebastian Roché (2001) constate
une nette sur-délinquance des jeunes dont les deux parents sont étrangers
et, en leur sein, une légère sur-représentation des jeunes maghrébins par
rapport aux autres étrangers. Il note que « les jeunes dorigine
maghrébine cumulent un certain nombre de facteurs associés à la délinquance :
une plus faible supervision parentale, une résidence plus fréquente dans le
parc HLM hors centre-ville, un niveau de revenu et de scolarisation faible
des parents, un absentéisme scolaire plus élevé » (p. 221). Il insiste
ensuite sur le problème des mauvaises relations des jeunes dorigine
maghrébine avec la police, sans toutefois donner les éléments nécessaires
à la mesure de lincidence de ce problème sur la commission dactes
délinquants. Mais la limite principale de cette étude réside dans son caractère
purement quantitatif et global, qui écrase les effets de contextes locaux.
Les recherches de Hugues Lagrange (2001b), réalisées à la fin des années
1990, sont plus intéressantes dans cette perspective. Ce chercheur a procédé
en analysant systématiquement les patronymes déchantillons de délinquants
identifiés par la police, dune part dans une ville moyenne de province
comme Amiens, dautre part dans le pays Mantois (Mantes-La-Jolie,
Mantes-La-Ville et Les Mureaux), zone dite « très sensible » de
lagglomération parisienne concentrant typiquement les handicaps économiques
et sociaux, les grands ensembles et leur population massivement étrangère
et dorigine étrangère (ce que Dubet et Lapeyronnie [1992] appellent
les « quartiers dexil »). Les résultats sont nets. A Amiens,
il ny a pas de sur-délinquance des jeunes issus de limmigration
africaine. Ces derniers ont un comportement analogue à celui des autres jeunes
issus de familles pauvres (une partie dentre eux est, pour lessentiel,
bagarreuse et voleuse). Notre interprétation est donc confirmée. Mais dans
le Mantois, la situation est différente. Il y existe une forte sur-délinquance
des jeunes issus de limmigration africaine (autant dAfrique noire
que du Maghreb)
[5]
. Lagrange conclut que les comportements délinquants
ou rebelles des jeunes issus de limmigration varient donc fortement
selon le contexte local. Il ne se demande pas toutefois si la discrimination
policière ne varie pas elle aussi selon les contextes locaux. Or lon
peut assez aisément faire lhypothèse générale que les quartiers pauvres
qui concentrent le plus de population étrangère et dorigine étrangère
et qui connaissent par ailleurs une consommation et des systèmes de revente
et/ou de trafic de cannabis particulièrement développés, connaissent davantage
de tensions entre jeunes et policiers. Les recherches sur les violences policières
soulignent en effet la forte sur-représentation des jeunes hommes étrangers
et dorigine étrangère parmi les victimes de ces violences, en particulier
dans les affaires liées à la consommation et/ou à la revente de drogue (Jobard,
2002, p. 210-211). Par ailleurs, lattitude locale des forces de police
dépend certainement aussi de leur relation avec les autres acteurs institutionnels
locaux, de leur relation avec les élus locaux (qui peuvent exercer une pression
en des sens opposés) et avec la préfecture, enfin de la personnalité et de
lexpérience des cadres policiers locaux.
Quoi quil en soit, la question se déplace donc vers la recherche
de ce qui caractérise ces contextes et touche de façon spécifique (ou du moins
principale) les jeunes issus de limmigration. A ce moment de son analyse,
le chercheur évoque alors des « violences collectives » et leur
dimension d« affirmation identitaire », signalant par ailleurs
la prégnance de lIslam dans ces quartiers, en tant quil offre
à ces jeunes la possibilité de retrouver une dignité. Lexplication mérite
dêtre davantage précisée, à la fois dans ses mécanismes et au regard
de la nature des comportements délinquants.
Éléments psychosociologiques sur la délinquance des jeunes issus de limmigration
africaine
Les explications culturalistes constituent un réductionnisme avec lequel
les sciences sociales ont mis longtemps à prendre leurs distances, en France
comme aux États-Unis. Nous avons vu ce quil en était de la fortune du
thème du déracinement. Une autre explication courante sagissant des
« jeunes issus de limmigration » consiste à mettre en avant
leur « double culture » présentée comme constituant fatalement une
source de contradictions et de conflits, donc de perturbations psychologiques
et de déviances. Dans sa généralité, cette idée est fausse, dune part
parce quelle repose sur un modèle opposé de parfaite homogénéité culturelle
qui na pas de sens dans un très vieux pays dimmigration comme
la France, dautre part parce quelle réduit la construction de
la personnalité sociale à la problématique culturelle, passant ainsi sous
silence celle de lintégration socio-économique. Ce qui est exact, cest
que la question des origines et le rapport à la culture des parents se pose
fatalement à la « deuxième génération » dimmigrés. Mais de
quelle manière ? Les travaux historiques comme les enquêtes sociologiques
récentes soulignent que, en France, les jeunes Français nés de parents étrangers
(quil sagisse des vagues dimmigration italiennes et espagnoles
de la première moitié du 20ème siècle, ou aussi bien des vagues
dimmigration maghrébines de laprès-guerre) ont globalement toujours
connu en même temps un double processus :
dune part une très forte pression de conformité à légard du pays
daccueil, amenant à rejeter précocement la culture dorigine de
leurs parents, perçue comme inférieure ou archaïque, au point de pouvoir en
ressentir de la honte ; dautre part un mouvement
de contestation visant à rejeter le stigmate et à faire accepter dans lespace
public leur spécificité. Sagit-il dune contradiction ? Dans
son remarquable bilan, Noiriel (1988, p. 211-245) laissait la question « ouverte ».
Quant à nous, il nous semble quil ny a pas de contradiction entre
ces deux attitudes qui procèdent de la même source : le fait que la culture
du pays dorigine est stigmatisée dans le pays daccueil. Toutes
les contradictions prétendues insurmontables liées à la « double culture »
se ramènent donc selon nous à un unique problème central : la gestion
du stigmate, la dévalorisation identitaire quil provoque dès lenfance
(Vinsonneau, 1996
[6]
; Esterle-Hedibel, 1999) et, inséparablement,
les réactions de défense et les stratégies de revalorisation de soi quil
induit plus ou moins (Malewska, 1982, 1991 ; Camilleri et alii., 1990). Et « plus ou moins »,
en fonction de quoi ? Il nous semble que cette gestion du stigmate est
liée principalement à trois éléments : primo la réussite ou non de lintégration socio-économique, intégration
dont la phase cruciale est le parcours scolaire du jeune, secundo les déterminants familiaux que
sont lhistoire familiale (incluant la nature du projet migratoire et
le discours tenu sur lui), la réussite professionnelle des parents, lattitude
de ces derniers vis-à-vis de lécole et plus largement des valeurs du
pays daccueil
[7]
, tertio les éléments
du contexte immédiat de vie, en particulier les effets plus ou moins stigmatisants
de lhabitat, les expériences plus ou moins précoces et intenses du racisme
et les influences exercées par les groupes de pairs.
Les contextes favorables au développement dune sur-délinquance des
jeunes issus de limmigration
Dès lors que lanalyse sociologique a pu rompre avec les réductions
culturalistes et mettre en évidence lélément central qui distingue la
construction identitaire des jeunes issus de limmigration africaine
des autres jeunes Français, la question se déplace vers la recherche des contextes
qui peuvent engendrer une sur-délinquance des jeunes issus de limmigration.
Dans la société française actuelle, ce contexte est celui des grands ensembles
dégradés des banlieues des grandes agglomérations (et parfois des quartiers
périphériques des grandes villes), où la population étrangère et dorigine
étrangère est souvent majoritaire, où le taux de chômage est particulièrement
élevé, où la proximité avec des centres-villes attractifs accentue encore
la frustration, où la stigmatisation des lieux (leur mauvaise réputation)
accentue encore celle des populations qui les habitent et contribue fortement
aux discriminations dans le rapport aux institutions et au marché de lemploi
(Duprez, 1997). Nous ferons aussi lhypothèse que lélément déterminant
est moins ce contexte en lui-même, photographié à un moment donné, que le
sentiment couramment partagé (chez les personnes qui habitent ces quartiers)
quil constitue une fatalité, voire un piège duquel lon a peu de
chances de sextraire. A partir de la fin des années 1980, pour des raisons
économiques et peut-être surtout politiques (léchec des mobilisations
collectives des années 1982-1986), le facteur
temps produit un effet inverse par rapport au modèle de trajectoire couramment
partagé dans le monde ouvrier et chez les immigrés de la première génération
(Mucchielli, 2001, p. 107 sqq)
[8]
. Comme le dit Khosrokhavar (1997, p. 186), « pour
la première fois, une génération ne croit plus à lutopie de lascension
sociale étalée dans le temps ». Cumulée avec la stigmatisation dans lespace
public et dans le rapport aux institutions, cette perspective dun destin
social misérable produit dintenses sentiments de frustration, dexclusion
et de mépris subi collectivement. Cest dans ce sens que nous proposons
de parler de sentiments de victimation
collective pour analyser la mentalité de ces jeunes qui disent souvent
eux-mêmes vivre dans des « ghettos », et pour souligner que ces
représentations collectives se rigidifient au point de confiner parfois à
une théorie du complot : le complot dune société injuste et raciste
(Mucchielli, 1999).
Les comportements délinquants juvéniles trouvent certainement dans ces
représentations de puissants arguments déculpabilisateurs
[9]
. Mais de quels comportements délinquants sagit-il
précisément ? Le sentiment de vivre dans un ghetto ne semble pas encourager
en soi la violence contre des personnes privées comme le meurtre ou le viol.
Lenfermement dans lespace micro-local peut générer par contre
davantage de violences entre jeunes de villes ou de quartiers frontaliers.
De fait, la forte hausse des coups et blessures non mortels dans les statistiques
de police depuis la fin des années 1980, corroborée sur ce point par les enquêtes
de victimation (Robert et alii.,
1999), traduit sans doute cette intensification des affrontements juvéniles,
souvent en petits groupes. Ensuite, on peut remarquer que les plus fortes
hausses de la délinquance enregistrée des mineurs au cours des années 1990
concernent avant tout les vols (notamment les vols de voiture dont on sait
quils peuvent avoir diverses significations, dont celle de se venger
dun groupe adverse [Esterle-Hedibel, 1996]), les consommations et trafics
de drogues, les destructions et dégradations de biens publics et les « outrages
et violences » à agents de la force publique (Aubusson de Cavarlay, 1997).
Et, encore une fois, si ces données policières ne constituent en aucune façon
une mesure exacte de lévolution des comportements, elles sont dans certains
cas trop massives pour ne pas correspondre au moins en partie à certaines
réalités. Ceci amène à souligner deux autres dimensions probables de cette
sur-délinquance des jeunes issus de limmigration. Une première est économique. Le sentiment que toute perspective
dinsertion économique et sociale est bouchée constitue logiquement un
puissant facteur facilitant linvestissement de léconomie souterraine
dans ses composantes classiques (par exemple les vols, recels et reventes
de pièces détachées de voitures) ou plus récentes (le développement du trafic
et de la revente de cannabis depuis les années 1980). Une seconde composante
essentielle de cette sur-délinquance des jeunes issus de limmigration
dans certains contextes locaux est sa dimension anti-institutionnelle.
Nous pouvons parler ici dune « violence contre les institutions »
qui regroupe diverses formes de dégradations et de violences exercées à lencontre
des biens et des personnes qui symbolisent les institutions. Ceci concerne
de nombreux acteurs (policiers, transporteurs collectifs, écoles et bâtiments
publics, parfois pompiers), mais lun deux joue un rôle décisif
en raison de la fréquence et de la nature de ces rapports avec les jeunes
des quartiers concernés : cest la police. Nombre de recherches
indiquent clairement que les relations entre jeunes dorigine africaine
et police dans ces quartiers dits très sensibles fonctionnent avec des cycles
de provocations, ripostes, représailles, etc., entretenus de part et dautre
(cf. une synthèse récente : Esterle-Hedibel, 2002). Et cest
bien dans ces contextes quéclatent parfois des « émeutes »
qui cristallisent les représentations collectives en question et cette « revendication
essentielle de dignité et de justice » (Lapeyronnie, 1993, p. 263)
[10]
. Comme lexpliquent également Bachmann et Le Guennec
(1996, p. 355), au delà des incidents qui précipitent le déclenchement dune
émeute, « contre qui se battent les émeutiers ? Contre un ennemi
sans visage. Contre ceux qui les nient quotidiennement, les condamnent à linexistence
sociale et leur réservent un avenir en forme dimpasse. Lenvironnement
quotidien est tissé de méfiance et dhostilité ; le futur est bouché.
Aucun allié. Aucune issue. [
] Ces deux sentiments forts, la sensation
de limpasse et la conscience du mépris, sont toujours à la racine des
fureurs banlieusardes ».
Conclusions
Il nest pas exagéré de dire que, dans lunivers ordinaire des
représentations sociales
[11]
, les jeunes dorigine
africaine (« Blacks » et « Beurs ») constituent une figure
type du jeune délinquant, tandis que les quartiers dhabitat social dans
lesquels ils sont concentrés font figure de zones dangereuses (Rey, 1996 ;
Boucher, 2001). Sans doute, ces stéréotypes ont-ils toujours visé létranger.
A la fin du 19ème siècle, par exemple, les Italiens et les Belges
firent lobjet dune intense xénophobie et de nombreuses violences
collectives (notamment au sein du monde ouvrier). En réalité, lhistorien
Gérard Noiriel (1988, p. 249 sqq)
souligne que les trois crises économiques modernes qua connues la France
(à la fin du 19ème siècle, dans les années 1930 et à partir du
milieu des années 1970) ont suscité autant de vagues de xénophobies. Par ailleurs,
ces problèmes se rencontrent aussi chez certains de nos voisins européens
[12]
. Dès lors, nous ne saurions dire si ces stéréotypes sont
plus puissants sagissant de la dernière grande vague dimmigration
initiée par les entreprises françaises dans les années 1950. Ils présentent
toutefois une certaine spécificité dans la mesure où ils prennent aussi leur
source dans le passé colonial de la France, la relation de domination (militaire,
politique et économique) quelle a imposée à dautres civilisations
et les sentiments de supériorités individuelle et collective qui ont toujours
accompagné cette histoire. En ce sens, ces stéréotypes particulièrement dévalorisants
sont une source de difficultés supplémentaires pour une population issue dune
vague dimmigration ouvrière déqualifiée et qui sest retrouvée
« piégée » par la crise économique au moment même où elle se stabilisait
en France, par le biais notamment du regroupement familial. En orientant tant
les pratiques des institutions que les représentations que des acteurs ont
deux-mêmes, ces stéréotypes ressemblent alors à ces prophéties auto-réalisatrices
dont parlait Howard Becker (1985).
Toutefois, même si tout jeune ayant ce profil doit se construire psychiquement
en apprenant à gérer ce stigmate, cette construction ne le mène pas pour autant
fatalement vers des pratiques et a fortiori une carrière délinquantes
[13]
. Ces pratiques et ces éventuelles carrières ne sobservent
de façon spécifique (par rapport aux autres catégories de la population) que
dans certains contextes locaux où les processus de ségrégation et de discrimination
se cumulent et senracinent dans la durée, se transmettant entre générations.
Pour le reste, les éléments déterminants de la délinquance juvénile des étrangers
résidant en France et des Français nés de parents étrangers demeurent des
problèmes familiaux et scolaires qui sont pas propres à ces populations mais
semblent au contraire comparables aux problèmes posés jadis par des populations
françaises issues de lexode rural ou par dautres populations ouvrières
étrangères en période de crise économique. Il nous semble du reste que les
mécanismes sociaux généraux proposés dans cet article se retrouvent également
en bonne partie dans dautres pays occidentaux
[14]
.
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Le cas des maghrébins en France, Paris, LHarmattan.
[1] . Signalons que nous avons traité ailleurs la question de la mesure de la délinquance des étrangers proprement dits (Mucchielli, 2002).
[2] . Cest la démonstration proposée par la commissaire Bui-Trong (1998) des Renseignements Généraux, le commissaire divisionnaire Bousquet (1998) du Syndicat des Commissaires et des Hauts Fonctionnaires de la Police Nationale, et le tandem formé par un conseil privé en sécurité et un journaliste enseignant à lInstitut de criminologie de luniversité de Paris 2-Assas (Bauer, Raufer, 1998).
[3] . En effet, ce nest quà la fin du 19ème siècle que la culture du cannabis a pris une véritable ampleur au Maroc, surtout à lépoque des protectorats français et espagnol. Lune des conséquences du protectorat français fut en effet la création dune « Régie des Tabacs et du Kif », société au capital majoritairement français, qui organisa la production de masse du haschisch. En 1925, la France ratifia toutefois la convention de Genève interdisant la culture de ce qui était désigné comme une drogue, mais pas lEspagne. De plus, dans la zone française, linterdiction ne fut pas réellement appliquée (on se contenta souvent de donner des amendes aux contrevenants). A partir de 1956 (date de lindépendance et de la réunification du Royaume), les autorités marocaines auront ainsi les pires difficultés à lutter contre une économie théoriquement illégale, qui constitue pourtant une ressource financière essentielle pour près de 5 millions de paysans de ce pays pauvre. En fait de problème « culturel », nous sommes devant un problème économique et, pour les dirigeants marocains, un problème politique.
[4] . Le thème du « déracinement » constitue une explication relativement courante de la délinquance des étrangers, que lon retrouve par exemple jusque dans le recueil de statistiques du ministère de lIntérieur qui, en 1975, concluait ainsi sa description de la sur-représentation apparente des étrangers dans la délinquance enregistrée : « Ces conclusions nautorisent aucun jugement discriminatoire à lencontre des immigrés. Comment des hommes déracinés, transportés dans un autre mode de vie et soumis à lexemple de la contagion dune criminalité plus importante que celle de leur propre pays ne succomberaient-ils pas en plus grand nombre que les nationaux ? Cest le contraire qui serait étonnant » (Ministère de lIntérieur, 1976, p. 86). Historiquement, ce thème est issu de la tradition de pensée nationaliste et trouve ses origines modernes à la fin du 19ème siècle, notamment dans luvre de Maurice Barrès auteur du roman fameux Les déracinés en 1897 (Sternhell, 1985). Son influence à lépoque débordait cependant le cadre de la pensée nationaliste (et raciste) proprement dite pour sétendre à des courants plus simplement traditionalistes, faisant de lattachement à la terre, au village et à la famille élargie, une condition de la bonne marche dune société. Linfluence de ce courant de pensée se retrouve aussi dans les sciences sociales de lépoque, notamment chez les disciples de Frédéric Le Play (Veitl, 1994). Et il na pas disparu des sciences sociales au long du 20ème siècle, ainsi que la souligné Noiriel (1988, chap. 1).
[5] . Lenquête de Lagrange montre à son tour quil existe en outre, quoique dans une proportion inférieure, une sur-délinquance des jeunes issus de limmigration portugaise, mais qui napparaît pas dans les données policières.
[6] . Cette recherche de psychologie sociale conclut que le repérage des stigmatisation ethniques (ou construites comme telles) commence à partir de lâge de 4 ans et se structure une première fois entre lâge de 5 et 7 ans.
[7] . Lon sait que la question se pose avec plus dacuité pour les filles que pour les garçons.
[8] . On perçoit bien ce processus générationnel et la force de ce modèle de trajectoire à travers ce témoignage dun membre de la Commission nationale de prévention de la délinquance, qui disait encore en 1987 : « Il y a 15 ans, jétais responsable dun foyer déducation surveillée à Nogent. La moitié de mon temps était prise par de jeunes Espagnols ou Portugais. Je nen ai plus vu quand leurs pères sont devenus chefs de chantiers. Peut-être faudra-t-il quelques années pour ne plus soccuper de jeunes Maghrébins » (cité par Taïeb, 1998, p. 353).
[9] . Nous nous inspirons en partie ici des analyses classiques de Sykes et Matza (1957) sur les « techniques de neutralisation » de la culpabilité par les délinquants.
[10] . Ce qui nexclut pas, comme dans le cas des débordements qui suivent parfois les manifestations politiques (Ricordeau, 2001), que les émeutes soient aussi des moments de défoulements et de transgressions que des petits groupes peuvent prévoir et organiser.
[11] . Nous partageons cette définition de Michaud et Marc (1981, p. 127) : « On peut définir une représentation sociale comme une image de certains éléments constitutifs de la réalité sociale, élaborée et partagée par une collectivité et qui contribue à orienter les conduites, les communications et les rapports sociaux ». Et il nous semble que lon peut relier ici plusieurs traditions théoriques tant cette définition des représentations sociales (qui puise sa source française dans la tradition durkheimienne) rencontre aisément les théories de Becker et Goffman sur les processus détiquetage, de stigmatisation et de construction des prophéties auto-réalisatrices.
[12] . Nous pensons notamment à lAllemagne et à sa forte immigration turque, qui suscite des débats similaires (cf. par exemple Güller, 1999, qui procède également à une analyse des données policières et démographiques très proche de la nôtre).
[13] . Rappelons quau recensement de 1990, un jeune de moins de 17 ans sur sept vivait dans un ménage dont le chef était immigré (Tribalat, 1993). Ce dernier était dans environ 40 % des cas originaire dun pays du Maghreb, puis, en ordre décroissant dimportance, portugais, africain noir, italien, espagnol, turc et asiatique.
[14] . Nos conclusions rejoignent ainsi largement celles de Sampson et Lauritsen (1997) sur les Etats-Unis.