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Foulards islamiques et crucifix de Lièvremont : des "signes ostentatoires" à deux vitesses ?

(Texte de décembre 1994)

par Pierre Kahn et André Ouzoulias


Ce texte a été écrit par deux enseignants de l'IUFM de Versailles en décembre 1994, au moment où le ministre de l'éducation nationale, François Bayrou, publiait une circulaire plutôt ambigüe sur le port d'insignes religieux à l'école. Il revient utilement sur l'histoire de la "laïcité française", à propos de laquelle beaucoup de mythes circulent encore.

Qui connaît Lièvremont, petite commune du haut Doubs ? Chacun le devrait pourtant, au moment où la publication de la récente circulaire du ministre Bayrou sur "l'interdiction des signes ostentatoires" dans l'école publique relance le débat sur la façon de garantir sa laïcité.

A Lièvremont en effet, en janvier 1992, le maire de la commune, le sénateur Jean POURCHET (UDF), a fait installer aux murs de l'école maternelle publique deux crucifix, l'un dans la salle de classe, l'autre dans le dortoir, après la remise à neuf des locaux (il semble que plusieurs écoles des environs de Lièvremont se trouvent dans cette situation). En dépit des demandes insistantes de l'institutrice durant le premier semestre 1992 et de deux courriers de l'Inspecteur d'Académie du Doubs, ces deux crucifix, à notre connaissance, sont toujours sous le regard des enfants, en cette fin d'année 1994 !

Le rapprochement de cette affaire de Liévremont avec celles dites "des foulards" amène naturellement quelques questions : s'agit-il dans les deux cas d'un prosélytisme religieux outrepassant au même degré les principes et les textes définissant la laïcité ? La circulaire récente change-t-elle quelque chose à cette comparaison ?

Le Conseil d'Etat en 1989, a rappelé clairement la lettre des lois laïques : seul le prosélytisme - philosophique, religieux ou politique - dans l'enceinte des établissements scolaires publics est juridiquement contraire à la laïcité. Ce principe de droit amenait ledit Conseil à mettre l'accent sur l'attitude des enseignants, qui, quant à elle, ne saurait souffrir aucune ambigüité. On retrouvait cette idée dans une circulaire ministérielle du 12 décembre 1989 : "... dans l'exercice de leurs fonctions, les enseignants, du fait de l'exemple qu'ils donnent explicitement ou implicitement à leurs élèves, doivent impérativement éviter toute marque distinctive de nature philosophique, religieuse ou politique qui porte atteinte à la liberté de conscience des enfants ainsi qu'au rôle éducatif reconnu aux familles".

Ainsi, si l'on en reste aux textes antérieurs à celui de M. Bayrou, lorsque des adolescentes portent le foulard islamique, il convient de se demander tout d'abord si ce couvre-chef va de pair avec un comportement visant à convertir d'autres élèves dans l'enceinte de l'établissement. En outre, l'école doit obéir à l'obligation juridique de respecter la conscience des élèves et tenir compte du principe par lequel un rôle éducatif est reconnu aux familles. Si l'on tient compte aussi de la reconnaissance des droits de l'enfant au sein des établissements scolaires par toute une série de textes juridiques et règlementaires (notamment droits d'expression, de réunion et d'association) et des récents jugements des tribunaux administratifs ou arrêts du Conseil d'Etat, les mesures d'interdiction ou d'exclusion, surtout si elles sont fondées sur le seul motif vestimentaire, ne sont pas assurées d'être conformes à la légalité.

En revanche, dans l'affaire de Lièvremont et selon ces mêmes textes, l'intention prosélyte est manifeste et la transgression du droit apparaît d'autant plus grave qu'un notable y use de l'autorité de l'école pour légitimer une religion particulière.

D'après la lettre des textes sur la laïcité antérieurs à la nouvelle circulaire, il y a donc une nette disproportion entre le port du foulard islamique par des particuliers dans un collège et l'imposition publique, par un notable, sous couvert de l'institution elle-même, des symboles religieux du christianisme à tous les enfants d'une école maternelle (même si c'est avec le consentement de nombreux parents et le silence de quelques autres).

La nouvelle circulaire de M. Bayrou change-t-elle quelque chose à cette disproportion ? Certes, en affirmant que certains signes sont "si ostentatoires" qu'ils "sont en eux-mêmes des éléments de prosélytisme", le ministre a voulu aggraver l'atteinte à la laïcité que constitue le port d'un vêtement à signification religieuse (quitte à se voir opposer les textes antérieurs et la jurisprudence sur la laïcité par le Conseil d'Etat). Mais en droit, on en conviendra, la disproportion entre les deux types d'affaires n'a pas pour autant disparu. Pourtant, en fait, certains voient dans la circulaire du ministre la justification administrative qui manquait pour interdire sans détour le port du foulard islamique dans leur établissement scolaire. Pourtant à Lièvremont, les deux crucifix risquent de rester ostensiblement accrochés aux murs de la maternelle... dans l'ignorance ou, pire, l'indifférence générale.

On serait alors forcé de se demander s'il n'y a pas deux poids et deux mesures, selon qu'on est catholique et sénateur-maire à Lièvremont ou musulman et immigré à Creil, Montfermeil ou Nantua. Pourquoi cette indifférence sur l'affaire de Lièvremont, infiniment plus grave au regard des textes, les anciens comme le nouveau ? Il est pourtant impossible qu'on ait ignoré les actes du parlementaire du Doubs. Il y eut au moins, pour en faire état, le journal régional L'Est Républicain en mai 1992 et un journaliste de France-Inter tout récemment. Silence rime avec indulgence ... Du coup, on ne peut non plus éviter de se demander si, dans l'agitation chronique de certains hommes politiques à propos des foulards, c'est bien la laïcité qui exige son droit. Ne confond-on pas ici ou là musulmans et intégristes ? Est-ce même vraiment le port d'un vêtement à signification religieuse qui a déclenché l'exclusion de certains élèves de la communauté scolaire ? Comment certifier qu'il ne s'agissait pas de manifestations déguisées d'intolérance ou de xénophobie ? Comment être sûr que certains n'ont pas cherché à se prévaloir des valeurs de l'école publique pour commettre une ignominie ? Ce serait alors le comble de la honte et du paradoxe : on oserait convoquer les principes républicains et universalistes pour dissimuler une réaction identitaire ! Dans le contexte social actuel en tout cas, il n'est pas difficile de prévoir les effets dévastateurs de telles confusions.

L'inégalité actuelle de traitement de ces deux types d'affaires par les pouvoirs publics et par les médias n'empêche pas pour autant que l'école laïque se trouve confrontée, avec le port du foulard islamique, à des problèmes réels :

-  Peut-elle autoriser les élèves à exhiber des signes distinctifs à caractère religieux, à supposer même que cette exhibition soit sans intention prosélyte ? En effet, le caractère obligatoire (de fait) de l'école, où personne ne peut se soustraire aux signes affichés par autrui, doit inviter les élèves, eux aussi, à un devoir de réserve.
-  Comment défendre la liberté de conscience de jeunes filles qui ne sauraient résister à la pression de leur entourage sans le secours de l'école ? Qui ne voit qu'en autorisant par principe le port du foulard, l'école désespèrerait celles qui le refusent, les laissant désarmées face à ces pressions ? L'école se doit en effet d'être un espace de protection des enfants face aux injonctions de courants religieux ou politiques.

-  Mais comment interdire le foulard sans blesser la liberté de conscience d'adolescentes sincèrement attachées à leur religion et à ses signes et sans rendre du même coup ceux-ci plus remarquables, c'est-à-dire plus "ostentatoires" ?

-  En somme, comment donner droit à une demande de protection (voire de citoyenneté) de nombreuses adolescentes tout en respectant le rôle éducatif des familles et la liberté de conscience religieuse ?

Quelle attitude adopter dans de tels cas ? Quelle peut donc être celle des personnes attachées aux valeurs de la laïcité, si elles ne veulent ni se rendre complices d'une odieuse confusion entre la défense des valeurs laïques et le retour des vieux démons ségrégationnistes, ni oublier le respect que chacun doit aux autres au sein de l'école publique et son devoir de protection ? Elle ne peut que se fonder sur l'esprit des lois laïques. Celui-ci fut défini dès les textes des fondateurs de l'école républicaine : la laïcité fait à l'école publique une obligation morale d'intégrer tous les enfants sans distinction de sexe, de nationalité, de religion ou d'opinion. C'est la condition pour que tous aient la possibilité de s'approprier des savoirs de raison et les éléments d'une culture universelle, fondement d'une citoyenneté éclairée.

Cette philosophie s'est inscrite dans la tradition et les pratiques de l'école primaire. Aux débuts de "la laïque", le ministère de l'Instruction Publique engageait les instituteurs et directeurs d'école à ne bousculer aucune conscience, à tenir compte de la volonté des parents, à respecter même leur attachement à telle ou telle obligation religieuse. Lorsqu'on consulte les échanges épistolaires entre instituteurs et inspecteurs de cette époque à propos de problèmes semblables à celui du foulard islamique, on observe que les responsables administratifs de l'école publique incitent toujours les maîtres à accueillir les enfants tels qu'ils sont et à agir auprès des parents par un dialogue patient, en vue d'obtenir des familles et des enfants une plus grande réserve. La concurrence avec les écoles confessionnelles aidant, les responsables sont bien conscients que tout rejet d'un enfant par l'école publique le renvoie automatiquement vers l'enseignement privé mais l'enferme aussi dans son particularisme, ce qui est l'inverse du but poursuivi. Sait-on par exemple qu'il a fallu attendre une circulaire ministérielle de 1903 pour que tout emblème religieux soit interdit dans les écoles publiques et que cette circulaire ne fut appliquée que très progressivement ? Sait-on qu'à la Libération, période où l'idée républicaine n'avait pourtant plus guère d'ennemis déclarés, lorsque le problème s'est posé de nouveau avec les crucifix qui avaient été rétablis dans les écoles communales pendant le régime de Vichy, on mit en place des "commissions départementales de conciliation" présidées par les préfets, dont les recommandations stipulaient seulement que ces emblèmes ne devaient pas être réinstallés s'ils étaient déposés lors de quelconques travaux ? Dans le département du Doubs cette commission de conciliation ne siègea qu'en 1950 ! L'école de Lièvremont et d'autres de ses environs faisaient partie de celles que ces recommandations concernaient. Enfin, n'oublions pas qu'une partie significative des écoles de France vit toujours sous le régime du Concordat.

Pourquoi devrait-on s'écarter de cette philosophie, de cette pratique d'un dialogue patient, s'adossant à des règles claires ? Elles ont rendu possible une école républicaine et laïque en pays catholique, qui plus est, faite avec les catholiques eux-mêmes. Pourquoi la République refuserait-elle aux enfants musulmans et à leurs familles la patience qu'elle sut jadis accorder à d'autres ?

La circulaire du ministre de l'éducation nationale a le mérite d'énoncer un principe clair à partir duquel peut s'engager un dialogue auquel, du reste, elle invite les responsables des établissements d'enseignement. La considérant "en elle-même", nous la signerions des deux mains. Mais pour la juger, il faut aussi la situer dans son contexte social et politique : d'un côté l'apparition d'un islam intégriste et anti-laïque, et de l'autre la résurgence du racisme et de la xénophobie.

Cette circulaire peut devenir la meilleure ou la pire des choses. La pire, si l'école, ne voyant que des foulards et ne prononçant que des interdictions, ferme les yeux sur les divers Liévremont : elle signifierait ostensiblement aux enfants musulmans et à leurs parents qu'ils ne méritent pas la laïcité. La meilleure, si elle exige le respect des règles communes partout et également, tout en ayant confiance dans ses capacités de persuader patiemment et de faire vivre aux enfants qu'elle accueille les bienfaits de la laïcité.

Pierre KAHN et André OUZOULIAS

professeurs de philosophie, IUFM de Versailles