Lori Wallach a été qualifiée de pasionaria
des débats sur le commerce mondial par le National
Journal, de Washington. Docteur en droit des affaires, spécialisée
dans le commerce international, elle dirige le département de
surveillance de lOrganisation mondiale du commerce (OMC) de Public
Citizen organisation fondée aux Etats-Unis par Ralph
Nader en 1971, qui compte aujourdhui 250 000 membres.
En
septembre, à Cancún (Mexique), lOrganisation mondiale
du commerce va rediscuter lAccord général sur le
commerce des services (AGCS). De quoi sagit-il exactement ?
Il sagit dun des accords de lOMC, au nombre de 23
pour linstant. Signé en 1994, lAGCS, actuellement
en cours de révision, comprend 160 secteurs de services. Il
vise à terme à leur libéralisation".
Derrière ce mot, il faut, bien sûr, entendre privatisation,
avec les conséquences que lon peut imaginer. Notons que,
pour lOMC, le mot service possède un sens bien particulier,
que lon peut résumer de cette façon : un
service, cest tout ce quon ne peut pas faire tomber sur
son pied.
Ainsi, le bois est un objet physique. Cest une marchandise.
Mais couper du bois, le transporter, fabriquer du papier sont des
services. De même, le pétrole est une marchandise, mais
son extraction, sa transformation et sa distribution sont des services.
Collecter, transformer, distribuer quoi que ce soit sont autant de
services qui relèvent de lAGCS.
Concrètement, cet Accord général sur le commerce
des services constitue une attaque violente quoique souterraine contre
des pans entiers de la société, qui seront livrés
à des gangsters comme ceux dEnron. Alors que les partisans
de lOMC ne cessent de condamner les expropriations, quils
considèrent comme une atteinte à la propriété
privée, lAGCS équivaut à lexpropriation
des biens publics. Cest un vol.
Vous
considérez que cet accord est également une atteinte à
la démocratie. Pourquoi ?
Prenons un exemple : si la France accepte de libéraliser
les services de lénergie, elle devra alors autoriser
des entreprises privées à construire des centrales nucléaires
sur son territoire. Ce ne sera plus une question de choix politique ;
cela deviendra un droit acquis pour les grandes firmes étrangères.
Or il ny aura pas de demi-mesure : les textes de lOMC
prévoient que, si lon accorde un privilège
à une société, il faut traiter toutes les autres
de façon non discriminatoire. En autoriser une revient à
les autoriser toutes !
De plus, il ny aura pas de retour en arrière possible.
Même si un pays décidait de revenir sur les autorisations
délivrées, il ny parviendrait pas, concrètement.
En effet, les textes stipulent que le gouvernement doit alors indemniser
non seulement la société concernée, mais toutes
les sociétés des 143 pays membres qui auraient pu se
positionner sur ce marché !
Dautre part, les textes de lOMC prévoient que tous
les pays membres doivent veiller à la conformité de
leurs lois, réglementations et procédures administratives
avec les 23 accords. De fait, ces derniers, pour lesquels nous navons
pas été consultés et qui se négocient
en secret, deviennent ainsi la loi mondiale suprême.
Pourtant,
les Etats-Unis refusent de signer certains accords internationaux, comme
ceux sur la Cour pénale internationale, sous prétexte,
justement, quils refusent quune loi extérieure leur
soit imposée. Mais ils encouragent lOMC. Pourquoi ?
Cette contradiction dévoile la schizophrénie du monde
des affaires : les décisions ne sont fondées sur
aucun principe, mais reflètent les intérêts à
court terme des entreprises. Cest de la realpolitik. Et le gouvernement
américain, très lié aux grands groupes, est contaminé
jusquà la moelle.
Quelle
est la position de lEurope ?
Alors que, par le passé, lEurope a joué plutôt
un rôle de contrepoids face aux Etats-Unis, les Européens
constituent cette fois, malheureusement, le fer de lance de la libéralisation
des services, suivis par les Etats-Unis et le Japon. Cest lUnion
européenne (UE) qui demande quune nouvelle catégorie
de services soit prise en compte par lAGCS : les services
dits denvironnement, cest-à-dire le captage et
lépuration de leau, les déchets, la gestion
des paysages
Parce que les plus grandes firmes de ce secteur
sont européennes, comme Veolia environnement (ex-Vivendi environnement)
et Suez, ces domaines vitaux figurent aujourdhui sur la liste
des secteurs à privatiser. En échange, les Etats-Unis
réclament la privatisation de toute la filière énergie
et la libéralisation de la gestion des parcs nationaux des
pays membres.
Que
pensez-vous quil faille faire ?
Face à un projet aussi dément, la seule chose à
faire est de sen débarrasser. Il faut donc empêcher
les Etats-Unis et lUE de commettre un tel vol des biens communs
de lhumanité. Or le processus nest pas inéluctable.
En 1998, lors des négociations sur lAMI (Accord multilatéral
sur linvestissement), nombreux étaient ceux qui pensaient
quil était trop tard, que la partie était perdue
davance. Aujourdhui, cet accord est mort et enterré.
Parce quun tel projet, une fois dévoilé, devient
indéfendable.
Le cas de lAGCS est similaire. Aux Etats-Unis, même si
nous ne sommes quen deuxième ligne et que les services
publics sont beaucoup moins développés quen Europe
- 40 % des Américains nont aucune couverture
sociale -, Public Citizen a lancé une campagne, baptisée
SOS : save our services (au lieu de save our
souls, sauvons nos âmes). Cette campagne se fonde sur
trois stratégies, la première consiste à expliquer
ce quest lAGCS, que très peu de gens comprennent
réellement. Cest hélas logique, car la complexité
des textes (les accords de Marrakech, qui fondent lOMC, comptent
22 500 pages) constitue un obstacle à la prise de conscience
et donc à la contestation par le public. Cest ce que
nous appelons la stratégie Dracula : amener
lhorrible bête à la lumière du jour pour
pouvoir la faire reculer.
Quelle
est la deuxième stratégie ?
Il existe un moyen concret de faire échouer lAGCS. En
effet, les textes prévoient que les clauses les plus extrêmes
de laccord ne sappliquent quaux secteurs que les
gouvernements décident dengager. Pour lénergie
et lenvironnement, ce nest pas encore fait. Il faut donc
obliger nos représentants à nous rendre des comptes,
à cesser de se comporter en caniches des firmes internationales.
Pour cette campagne, nos militants ont pris rendez-vous avec chaque
député et chaque sénateur, afin de leur expliquer
les conséquences de la révision de lAGCS. Evidemment,
les membres du Congrès ne sont absolument pas au courant. Et
quand on leur explique quils vont se faire déposséder
de leurs prérogatives, cela ne leur plaît pas du tout.
Lorsquils apprennent que les textes vont empiéter sur
leurs compétences, nombreux sont ceux qui appellent la Maison-Blanche
et demandent : Est-il vrai que vous allez menlever
mon pouvoir ? Il existe ainsi un décalage croissant
entre la Maison-Blanche et le Congrès. Le mécontentement
gagne, y compris au sein dune partie des représentants
de droite, qui soutiennent Bush.
Quelle
est la troisième stratégie ?
La dernière stratégie concerne directement Cancún.
LOMC fonctionne en organisant tous les deux ans une réunion
des ministres de tous les pays membres, ce quon appelle une
ministérielle. Cancún en est une, comme Seattle la
été. Une mobilisation populaire importante peut influer
sur ce qui sy passera. Cest pourquoi il est important
de faire pression sur les gouvernements pour que leurs représentants
défendent les intérêts de leurs populations. Ce
qui nest pas le cas aujourdhui, puisque les négociateurs
représentent avant tout les intérêts des grands
groupes industriels.
En
conclusion, comment voyez-vous la réunion de Cancún ?
Je suis plutôt optimiste. LAGCS est tellement scandaleux
que pratiquement tous les pays en développement y sont opposés.
Mais les Etats-Unis et lUnion européenne ont des tactiques
machiavéliques. Ils peuvent contraindre des pays à signer,
par exemple en les menaçant de mesures de rétorsion
supprimer tel ou tel accord économique ou telle subvention.
Cest une autre raison pour laquelle la mobilisation, en Europe
et aux Etats-Unis, est essentielle : sans elle, les pays les
plus riches imposeront leur volonté aux pays en développement.
Bien sûr, en cas déchec du sommet, les négociateurs
pourront toujours tout maquiller en se félicitant davancées
secondaires, mais cela ne trompera pas grand monde. Ce qui est aberrant,
cest que lOMC na prévu aucune solution de
rechange si les tractations naboutissent pas. Et la bonne nouvelle,
cest que, si la révision de laccord nest
pas entérinée, les négociations seront bloquées
pendant un certain temps.