La déclaration de Dhaka
23.06.2003

Pays les Moins Avancés.

LA DECLARATION DE DHAKA :

Un terrible constat d’échec de l’OMC, un avertissement pour les pays candidats


Comme 48 autres pays, le Cambodge est un PMA. Qu’est-ce que cela signifie ?

En 1971, l’ONU créait une catégorie de pays, baptisés « Pays les Moins Avancés, » les PMA. On n’avait pas encore « progressé » vers le 21e siècle, et on n’avait pas encore remplacé la notion de développement par celle de « lutte contre la pauvreté, » moins fondée sur des droits fondamentaux et plus conforme à la vieille notion de charité, typique du 19e siècle colonial.

Il apparaissait alors important d’identifier les pays jugés structurellement handicapés dans leur développement et méritant une attention particulière de la part de la communauté internationale. Ces pays auraient dû bénéficier de mesures d’appui particulièrement généreuses, en particulier dans le domaine du financement du développement, mais également dans le cadre du commerce multilatéral.

En 2000, le Conseil Economique et Social de l’ONU, a retenu quatre critères pour déterminer la liste des PMA :

1. un critère de bas revenu : il est basé sur une estimation moyenne du produit intérieur brut par habitant pendant trois années ; s’il est inférieur à 900 US $, le critère est retenu pour la qualification de PMA ;

2. un critère de retard dans le développement humain basé sur un panier de données relatives à la qualité de vie (apport en calories, santé, scolarisation, alphabétisation des adultes) ;

3. un critère de vulnérabilité économique : basé sur un panier de données relatives à la vie économique : instabilité de la production agricole, instabilité des exportations de biens et de services, importance des activités non traditionnelles ; concentration des exportations de marchandises, handicaps créés par la petite dimension économique ;

4. un critère démographique : ne pas dépasser 75 millions d’habitants.

En appliquant ces critères, on compte 49 PMA : 34 en Afrique, 9 en Asie, 5, dans le Pacifique et 1 dans les Caraïbes.

Trente PMA sont membres de l’Organisation Mondiale du Commerce, (OMC) ayant adhéré au GATT avant que celui-ci ne soit absorbé par l’OMC. Un 31e négocie actuellement son adhésion : le Cambodge. Il espère être admis le 10 septembre prochain, à l’ouverture de la 5e conférence ministérielle de l’OMC, qui se tiendra à Cancun, au Mexique. Neuf autres pays (Bhoutan, Cap-Vert, Ethiopie, Laos, Népal, Samoa, Soudan, Vanuatu et Yémen) négocient également leur entrée dans l’OMC.

Les accords de l’OMC, plus personne n’ose sérieusement le contester, ont été rédigés par les pays industrialisés et, surtout, pour les pays industrialisés. Même si une importante rhétorique affirme, tout au long de ces textes, vouloir prendre en compte les spécificités des pays en développement et en particulier des PMA, dans la réalité, on est très loin du compte. C’est la raison pour laquelle, les trente PMA qui sont membres de l’OMC - et qui sont les mieux placés pour vérifier cette réalité - ont décidé de s’organiser en un groupe spécifique au sein de cette organisation.

C’est d’autant plus nécessaire que c’est parmi les PMA que se trouvent les pays trop pauvres pour disposer d’une représentation permanente à Genève et donc très handicapés pour faire entendre leur voix dans une institution où les décisions se prennent sur la base du consensus implicite, c’est à dire l’absence d’objection de la part des pays représentés au moment de la décision.

Mais c’est encore plus indispensable en face du refus persistant des pays industrialisés de donner une effectivité aux engagements pris en faveur des PMA et, parmi ceux-ci, le tout premier : celui de procéder à une évaluation de l’impact économique, social, environnemental et culturel des accords de l’OMC, cinq ans après leur entrée en vigueur. Ce que les pays industrialisés s’obstinent à refuser. Faut-il qu’ils redoutent un résultat qui anéantirait leurs dogmes néolibéraux !

Comme avant chaque échéance importante, les PMA, dans la perspective de la conférence de Cancun, viennent de se réunir pendant trois jours, à Dhaka, au Bangladesh. Ayant examiné les résultats de la 4e conférence ministérielle de l’OMC à Doha, en 2001, ayant examiné l’état des négociations engagées à la suite de cette conférence, ils ont adopté, le 2 juin, une « Déclaration de Dhaka » qui constitue leur position en vue de la conférence de Cancun[1].

Après avoir exprimé leur inquiétude devant l’incapacité de l’OMC de respecter les échéances prévues dans le programme de négociations arrêté à Doha, en particulier celles qui ont trait aux dossiers qui doivent donner du contenu à la dimension « développement » de ce programme, après avoir dit leur déception devant le peu de progrès accomplis en ce qui concerne les engagements pris à l’égard des PMA lors des conférences de Marrakech (1994), Singapour (1996), Genève (1998), après voir indiqué leur préoccupation devant l’échec de la mise en oeuvre de la « Déclaration de Doha sur les droits de propriété intellectuelle et la santé publique,» les PMA ont constaté l’absence de progrès en matière de dispositions relatives au traitement spécial et différencié qui doivent prendre en compte leurs spécificités.


La deuxième partie du document détaille les positions que les PMA défendront à Cancun:

Agriculture

Le secteur agricole fait vivre plus de 60 % de la population active des PMA. Par leurs politiques diverses de soutien à la production et à l’exportation, l’Union européenne et les Etats Unis vendent sur les marchés mondiaux des produits agricoles moins chers que les productions des PMA. Par contre, les pays riches, grands croisés du libre-échange imposé aux autres, protègent leurs propres marchés, protection encore accrue par des dispositions sanitaires, phytosanitaires et environnementales.

Constatant que le calendrier arrêté à Doha n’a pas été respecté et que les négociations n’ont pas abouti, les PMA demandent de pouvoir appliquer les libertés que s’accordent les pays riches par rapport aux règles de l’OMC.

 

Accès aux marchés pour les produits non agricoles

Depuis 1994, les PMA ont suivi les conseils de l’OMC, du FMI et de la Banque Mondiale. Ils ont diminué sensiblement leurs tarifs douaniers sur les produits non agricoles. Ce qui a eu pour conséquence une perte importante de recettes qui n’a pas été compensée par une ouverture équivalente des marchés des pays riches et les revenus qu’elle aurait pu procurer. En conséquence, les PMA ont décidé de ne plus procéder à des baisses de tarifs douaniers. Ils demandent l’ouverture des marchés des pays industrialisés, la suppression de quota à l’entrée de leurs produits et la suppression des taxes. Ils adapteront désormais la réduction de leurs tarifs à leurs besoins en recettes.

Services

Les PMA soulignent l’importance particulière des services pour leur développement économique et social. Ils observent qu’ils font l’objet de demandes très agressives de dérégulation et de libéralisation, en particulier de l’Union européenne. Celle-ci a adressé des demandes dans les secteurs de la construction, des télécommunications, des services environnementaux (eau, parcs naturels, parcs touristiques), du tourisme, des services financiers (banques et assurances), des transports, de l’audio-visuel, etc.

Les 30 PMA sont ciblés par une Union européenne, qui présente des exigences susceptibles de permettre aux firmes européennes de reprendre le contrôle de l’économie de ses anciennes colonies[2].

Alors que, pour que la libéralisation des services profite aussi aux pays en développement, il faudrait que ceux-ci soient dotés des mêmes moyens que les pays riches pour être en mesure de formuler des demandes de libéralisation à ces derniers. Les PMA rappellent à ce propos que la rhétorique de l’OMC et de l’Union européenne sur l’assistance technique offerte aux PMA concerne uniquement la libéralisation des services chez eux et n’envisage en rien la capacité à formuler des demandes aux pays riches.L’assistance technique offerte sert à préparer la recolonisation des économies.

Traitement spécial et différencié

Les dispositions qui concernent le traitement spécial et différencié sont les seules qui autorisent à donner une dimension développement aux accords de l’OMC. Ce sont précisément ces dispositions qui, depuis 1994, sont restées lettres mortes jusqu’à ce qu’à Doha, il y ait un engagement quasi solennel – mis en évidence par une déclaration ministérielle distincte - de négocier leur mise en oeuvre. Cette négociation est dans l’impasse. Les propositions des PMA ne sont pas acceptées par les pays riches. Les PMA demandent le respect des engagements de Doha et des solutions acceptables avant Cancun.

Mise en oeuvre des accords existants

Il en va de même pour les questions posées par la mise en oeuvre des accords existants. En dépit d’un mandat précis décidé à Doha, ces questions ne sont toujours pas réglées, vu l’obstruction des pays riches.

Règles de l’OMC

Des négociations ont été décidées sur la pratique abusive des mesures antidumping, notamment de la part de l’Union européenne. Les PMA demande une simplification des règles existantes et, dans certains cas, un moratoire dans l’application de ces règles.

En ce qui concerne les subventions que les pays riches voudraient interdire dans un certain nombre de cas, les PMA observent que les propositions des pays industrialisés visent à priver les PMA d’un important outil pour leur développement économique.

Brevets et santé publique

Les négociations destinées à trouver des solutions au problème de l’accès aux médicaments essentiels dans les PMA qui font face à de graves problèmes de santé publique sont dans l’impasse, les Etats-Unis et l’Union européenne ayant opéré une formidable marche arrière par rapport aux principes arrêtés à Doha. Les PMA demandent que ces principes soient réaffirmés et qu’une solution soit trouvée avant Cancun.

Droits de propriété intellectuelle

Avec l’ensemble des pays africains, les PMA rejettent les dispositions de l’Accord sur les droits de propriété intellectuelle qui suppriment la distinction entre invention e découverte et qui imposent le brevetage du vivant, lequel autorise la biopiraterie. Ils demandent que cet accord soit revu et rendu compatible avec la Convention sur la Biodiversité ainsi qu’avec le Traité International sur les Ressources Génétiques Végétales pour l’Alimentation et l’Agriculture. Les PMA demandent aussi que la protection des indications géographiques d’origine ne soit pas limitée aux vins et spiritueux, mais étendue aux produits originaux provenant des PMA.

Matières de Singapour

L’Union européenne, avec une agressivité que même les Etats-Unis ne manifestent pas, réclame l’ouverture de négociations sur quatre matières (investissement, concurrence, marchés publics et facilitation des échanges) qui visent en fait à ressusciter le fameux Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI), négocié dans le secret de l’OCDE et abandonné en 1998 lorsque les dispositions en ont été connues, tant elles allaient loin dans la soumission des pouvoirs publics aux entreprises privées. Proposées pour la première fois lors de la conférence ministérielle de Singapour (d’où leur nom), la négociation sur ces matières doit faire l’objet, à Cancun, d’une décision par consensus explicite.

Les PMA observent, comme le confirment des travaux de la Banque Mondiale, de la CNUCED, du PNUD et de l’OCDE, que la libéralisation des investissements déjà organisée dans le cadre d’accords bilatéraux ou régionaux n’a pas conduit à une augmentation des investissements. Ils observent que les pays riches ne s’accordent même pas entre eux sur la portée de leurs demandes en matière de concurrence. Ils s’inquiètent des exigences formulées en ce qui concerne les marchés publics et de leur impact sur le développement économique et social. Ils constatent que les modifications demandées en ce qui concerne la facilitation des échanges représenteront un coût énorme pour les pays les plus pauvres.

En conséquence, les PMA considèrent qu’ils ne sont pas en mesure de soutenir des négociations sur ces matières et proposent que les groupes de travail constitués depuis 1996 continuent leurs travaux.

Adhésion de PMA

En ce qui concerne les négociations pour l’adhésion de PMA à l’OMC, la Déclaration demande que les gouvernements des pays membres de l’OMC modèrent leurs exigences de concessions et d’engagements à l’égard des PMA candidats et insistent pour que ceux-ci ne soient pas soumis à des obligations et à des engagements qui vont au-delà de ceux qui s’appliquent aux PMA déjà dans l’OMC.

En langage diplomatique, cela signifie une condamnation des pressions exercées sur les PMA qui négocient actuellement leur adhésion auxquels on exige plus que ce qu’ils sont, en vertu des textes, obligés d’accepter.

Un avertissement pour le Cambodge et les autres candidats

Adhérer à l’OMC, ce n’est pas atteindre le Nirvana, comme voudraient le faire croire certains négociateurs trop peu vigilants ou trop complaisants.

La « Déclaration de Dhaka » témoigne des déséquilibres et des injustices dont sont victimes les PMA suite aux accords de l’OMC et aux méthodes de fonctionnement de cette institution. Elle a été adoptée, dans des termes modérés, mais très significatifs pour ceux qui connaissent les dossiers, par des pays qui sont depuis 1995 dans l’OMC.

Les gouvernements de ces trente pays ont acquis une expérience ; ils ont appris ce que valent les engagements des pays riches ; ils ont subi les procédures, les promesses et les menaces destinées à les marginaliser et à leur imposer des choix contre leur gré[3]. Ils savent qu’ils ont contre eux le dogmatisme aujourd’hui dominant qui veut faire croire, contre toutes les évidences, que le libre-échange tel qu’il est imposé par la Banque Mondiale, le FMI et l’OMC provoque automatiquement la croissance qui amène mécaniquement le développement. Si tel état le cas, cela se serait vu depuis longtemps et le nombre de PMA ne serait pas passé de 25 en 1971 à 49 aujourd’hui. Ils savent surtout que les pays riches entendent par dessus tout protéger leurs privilèges.

Certes, adhérer à l’OMC est devenu, depuis 1994, le passage obligé pour bénéficier des accords de l’ancien GATT et ne pas être marginalisé par rapport à l’essentiel des circuits commerciaux mondiaux.

Mais les pays candidats à l’OMC seraient bien avisés, avant de conclure des accords irréversibles, de prendre conseil auprès des gouvernements qui pratiquent l’OMC depuis plus de huit ans. Ils se sont exprimés. Ce n’est pas la voix d’ONG prétendument dénuées de légitimité et de représentativité. C’est la voix de gouvernements souverains et responsables. Elle rejoint le constat de M. Mark Malloch Brown, Administrateur général du PNUD : [4]: « les promesses d’un nouveau cycle de négociations commerciales pour le développement, faites à Doha en 2001 sont déjà trahies. »

Raoul Marc JENNAR

chercheur auprès d’Oxfam Solidarité (Belgique www.oxfamsol.be )

et de l’Unité de Recherche, de Formation et d’Information sur la Globalisation (Paris www.urfig.org )

 

[1] Pour une analyse des dossiers en discussion dans le cadre du programme de Doha qui doivent faire l’objet d’une évaluation à Cancun, voir JENNAR (Raoul Marc), Les enjeux de Cancun, Bruxelles : Oxfam Solidarité ; Paris : URFIG, avril 2003.

[2] Pour une analyse de l’AGCS et de l’attitude de l’Union européenne, voir JENNAR (Raoul Marc), AGCS, l’Accord général sur le Commerce des Services ou comment revenir sur 200 ans de conquêtes politiques et sociales et recoloniser le Sud, Bruxelles : Oxfam Solidarité ; Paris : URFIG, avril 2003.

[3] Sur les méthodes utilisées par les pays riches à l’encontre des pays en développement et des PMA en particulier, voir KWA (Aileen), Power Politics in the WTO. Bangkok : Focus on the Global South, 2003 (http://www.focusweb.org)

[4] Dans le journal français Le Monde du 31 mai 2003, p.16.