"L'Affaire" du voile
 
Retour sur le voile:
les cheveux des femmes, l'apartheid de facto, la loi de circonstance, la "discrimination positive" et quelques autres seconds rôles

Par Gilbert Dalgalian, Claude Kowal, Patrick Silberstein

Mardi 13 janvier 2004

"La misère religieuse est à la fois l'expression de la misère réelle et d'autre part, la protestation contre la misère réelle."
Marx, "Critique du droit politique hégélien, contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel", Edition Sociale 1975.

 

Un voile hante notre pays et, comme tous les voiles, il voile ou plutôt il masque. Que masque-t-il? C'est l'objet de ces quelques lignes, mais le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il y a du monde masqué en coulisse.

Si les femmes sont l'avenir de l'homme, en attendant elles souffrent.

Commençons par les plus évidentes victimes: les jeunes femmes qui se couvrent les cheveux pour se garder pudiquement de tous les jeux de la séduction.

C'est un des dogmes religieux, les femmes doivent être pudiques. Ou plutôt, les hommes demandent, exigent et imposent, dans certaines conceptions religieuses (le mot est neutre à dessein), leur conception de la pudeur pour leurs femmes, leurs épouses, leurs filles ou leurs sœurs.

Cette conception de la pudeur, c'est en réalité: "Mets ton tchador sinon je te viole car, en tant qu'homme, je suis incapable de ne pas te violer". Cette "posture" se traduit ailleurs par les viols systématiques pratiqués par les fondamentalistes du GIA.

La séduction, c'est le diable! Cette vision patriarcale n'est évidemment pas propre à l'islam. Sans revenir à l'Antiquité biblique ni au Moyen Age, ni même au 19e siècle, il y avait - et probablement il y a encore - dans l'occident chrétien des églises où il "convient" pour les femmes de porter un foulard. Même pour les femmes agnostiques qui ne viennent là que pour admirer le gothique flamboyant.

Ce qui est certain, c'est que ce n'est certainement pas seulement un "signe de pudeur" qui s'imposerait aux jeunes filles.

La séduction, c'est le diable! Et le père est un bon diable qui veut être séduit et choisir l'époux de ses filles. Et les frères sont ses enfants de chœur qui rêvent d'être le curé...

Un apartheid post-colonial de facto :

Chacun le sait, si on s'appelle Mohamed ou Tariq, il est difficile de trouver un logement, un job ou d'entrer dans une boîte un samedi soir. Pourtant, les lois sont formelles et protègent théoriquement tout un chacun du racisme et de la discrimination. Elles sont quotidiennement contournées et tout le monde le sait.

La réalité du vécu de la deuxième génération (qui n'est plus uniquement constituée de "jeunes") est donc celle d'un "apartheid de facto" qui les exclut de nombreux aspects de la vie sociale et culturelle et pas des moindres.

Le passé colonial pèse toujours dans l'inconscient des "petits Blancs" et, au-delà, d'une large partie des Français (il suffit de se reporter aux sondages sur l'influence des idées lepénistes). Et, à part quelques exceptions, les luttes politiques n'ont pas réduit ce chapitre des inégalités au quotidien.

La relégation dont sont victimes les populations immigrées est une donnée permanente de la France républicaine et laïque: elle existait autrefois pour les Juifs d'Europe de l'Est ou pour les Italiens. Elle favorise aujourd'hui, dans les conditions contemporaines (post-colonialisme, mondialisation, acculturation, chômage de masse permanent, crise de la démocratie bourgeoise, absence de projet émancipateur visible, etc.) la création de ghettos et le repli identitaire sur des "valeurs" réactionnaires. Quand aucun projet politique concret et commun (intégration-assimilation et ascenseur social, etc.) n'est perçu, c'est alors le communautarisme rétrograde qui se développe avec ses variantes religieuses.

Le fondamentalisme musulman qui intervient dans un contexte de repli identitaire apparaît dans ces conditions comme un ersatz de perspective idéologique et politique pour les sous-prolétaires immigrés, mais aussi pour une partie de ceux qui échappent "par miracle" à la lumpénisation. Tout comme le fascisme avant la guerre, l'islam donne un drapeau à ceux que le capitalisme libéral a broyés! Quant aux "pauvres Blancs" (parfois eux-mêmes descendants d'étrangers), exclus, relégués, abandonnés, ils trouvent eux aussi leur propre ersatz de perspective politique dans le lepénisme.

Une des caractéristiques de la situation française, c'est la dialectique de la crise politique et institutionnelle et de la montée de deux néofascismes symétriques qui s'alimentent mutuellement.

Il ne suffit évidemment pas - même si c'est nécessaire - de condamner cet intégrisme dont on voit les carnages (notamment pour les femmes) en Iran, en Algérie ou en Afghanistan. Encore faut-il chercher à offrir d'autres perspectives à ceux qui subissent cet "apartheid de facto".

Une large campagne "pour les droits civiques" et la "discrimination positive" devrait être notre réplique à l'offensive fondamentaliste mais aussi aux aveuglements et aux insuffisances des réactions qui se contentent de la seule défense de la laïcité.

Car les postures de dénonciation, au nom de la laïcité du siècle dernier, ne serviront pas à arrêter le développement des courants fondamentalistes. Certes la laïcité a du sens pour la conscience nationale de ceux qui sont pleinement intégrés dans le processus de socialisation "à la française" mais celle-ci renvoie à des luttes passées (et souvent idéalisées). Et, en tout état de cause, elle ne fait pas partie de la culture des Beurs et des Blacks surtout dans les conditions de l'apartheid de facto. Les références idéologiques doivent avoir du sens pour toutes les parties en cause, sinon elles deviennent un piège. Ce n'est qu'en construisant du sens commun (un projet, une bataille politique) que l'on peut donner à une laïcité renouvelée une vigueur démocratique et transformatrice.

Sinon les laïques sont en grand danger d'être instrumentalisés par leurs pires ennemis, parce qu'ils ne répondent qu'à une partie du problème.

La laïcité républicaine est, depuis la fin du 19e siècle, une des formes de lutte contre l'obscurantisme religieux et les tenant de l'Ancien Régime contre la République. Mais ce combat laïque a souvent laissé de côté toute opposition à la "mission civilisatrice" de la France colonialiste de cette époque dont Jules Ferry était aussi un représentant influent. Rappelons aussi que c'est au nom de la laïcité républicaine que l'Etat et la bourgeoisie française ont réduit par la force les minorités nationales présentes en France: "Il est interdit de cracher par terre et de parler breton" pouvait-on lire dans les écoles de Bretagne.

Depuis, cette laïcité a pris d'autres sens. Les religions présentes ne sont plus les mêmes; les chrétiens, sous toutes leurs formes, notamment le catholicisme, ont intégré (peu ou prou), en France, la plupart des pratiques de cette laïcité: la séparation de l'Église et de l'État et l'idéologie républicaine.

D'autres religions sont apparues au grand jour ou de façon institutionnelle. Elles existaient avant, mais leur place sociale était marginale et niée jusque très récemment. Il s'agit aussi et surtout de la fixation sur le sol français de fractions de communautés nationales différentes partageant une religion commune qui n'est pas la religion dominante du pays d'accueil.

C'est le cas des Maghrébins et des Africains que l'on a fait venir à l'occasion des guerres pour servir de chair à canon ou, après 1945, pour réaliser à pas cher les travaux les plus durs. Leur intégration dans la vie sociale ne s'est pas faite pour de multiples raisons politiques, sociales, économiques et idéologiques. Pour autant, les luttes de ces dernières décennies pour la défense de la laïcité ont laissé de côté leurs souffrances et leurs droits. C'est dire si les musulmans d'aujourd'hui se moquent de ce que les laïques modèle 3e République peuvent leur dire.

L'idée même de l'intégration à la Française s'est développée dans une logique jacobine avec une administration centraliste hostile aux particularismes. Toute langue devenait un patois et tout usage vestimentaire local devenait exotique et rejeté dans la catégorie du folklore. Si le particularisme était d'origine coloniale, il était carrément méprisé ou rejeté voire interdit. Si en prime la religion n'était pas chrétienne, c'était un facteur aggravant.

Pas besoin d'être ethnologue ni grand politique pour comprendre qu'il valait mieux se mettre dans le moule pour avoir une chance de monter dans l'ascenseur social.

Le poids de ce passé colonial, sous toutes ses formes pèse toujours sur la vie quotidienne d'aujourd'hui. Les comptes sont loin d'avoir été apurés.

Les reproches sur le manque de démocratie de ces cultures dans l'état actuel de leur histoire, pour justifiés qu'ils soient, ne changent rien car la "démocratie" qu'ils vivent au quotidien est celle de l'"apartheid de facto".

Dans cette affaire du voile, les mouvements de défense de la laïcité se retrouvent devant une question complexe pour laquelle ils ne sont pas vraiment faits et les réponses qu'ils donnent ne sont pas vraiment adaptées aux problèmes des communautés immigrées et des sociétés multiculturelles dans lesquelles nous sommes entrés et que les phénomènes liés à la mondialisation accentuent.

Les minorités n'y retrouvent pas leur compte car elles sont niées. Le discours laïc d'aujourd'hui ne s'adresserait-il qu'à ceux qui sont déjà assimilés?

Le discours laïc peut-il se réduire à une injonction? La République peut-elle se contenter de dire à ses soutiers "Soumettez-vous ou démettez-vous!" ? ("Mettez les voiles", disent les lepénistes, "Love it or leave it", disent les fondamentalistes protestants états-uniens).

De leur côté, les activistes du fondamentalisme ont vu dans cette carence le moyen idéal de s'implanter là où République rime avec ghetto et relégation. Les places restent rarement vides dans le jeu politique et social et c'est un vrai boulevard qui leur a été offert par notre incapacité collective à combattre cet apartheid post-colonial généralise.

La dimension musulmane et le rôle des intégristes islamiques wahhabites ou salafistes :

La religion n'est pas ici notre problème et nous ne visons pas à un débat philosophique sur l'idéalisme et le matérialisme ou l'agnosticisme. Chacun doit pouvoir pratiquer la religion de son choix ou ne pas en pratiquer...

Notre regard se porte d'abord sur l'aliénation et l'humiliation des femmes, des immigrés et des jeunes particulièrement. Il se porte aussi sur les formes sournoises d'instrumentalisation de la religion au service d'un projet fasciste voilé. Nous luttons pour la libération des femmes et des hommes.

Laisser cette question devenir une "question religieuse" permet bien sûr de ne pas de la résoudre. En faisant de la sorte, nous donnerions un brevet de légitimité communautaire à tous les curés, rabbins et imams qui se bousculent pour donner une issue réactionnaire au désarroi. Nous avons assisté (voire contribué) en direct à l'intronisation politique et médiatique d'un leader en la personne de Tariq Ramadan, docteur de la foi et prédicateur particulièrement habile. Il est clair que dans les multiples débats télés, il apparaît comme celui qui a su trouver le langage qui porte auprès des jeunes issus de l'immigration.

Il est tout aussi clair que ce n'est pas aux jeunes Arabes qu'il parle, mais bien aux jeunes musulmans mâles et qu'il ne parle qu'à eux. Si les femmes sont l'objet de ses préoccupations, jamais elles ne sont sujet de leur histoire. Le héros et héraut des banlieues, justifie ainsi le voile avec une dialectique de pure casuistique: "Une manifestation de la soumission à Dieu (...), élément d'une libération de la femme, dès lors qu'elle ne soumet pas son être à l'imagerie masculine, jamais totalement innocente." (T. Ramadan, Les musulmans dans la laïcité, éditions Tawhid , p 216).

Et quand il est obligé de se justifier sur la lapidation des femmes, il lâche le mot "moratoire" comme un os à ronger pour démontrer sa bonne volonté. "Moratoire", ça fait démocratique. "Ouvrons le débat entre hommes musulmans sur la lapidation"... "Désolé les filles, on a décidé à la majorité de continuer à vous lapider! Soyez patientes, on en rediscutera!" Les cailloux apprécieront!

Ce qui est significatif d'une situation tordue, c'est qu'il aura fallu que ce soit un Sarkozy qui débusque Ramadan alors que c'est lui qui met en selle l'islam comme représentation de la communauté des immigrés.

Quand on s'est appliqué à réduire l'identité culturelle à l'identité cultuelle, il ne reste plus qu'à fustiger l'obscurantisme islamique (après voir marginalisé les courants laïcs et athées) pour régler le compte à ces jeunes sauvageons des banlieues tout en comptant sur ce même obscurantisme pour faire régner l'ordre et la loi dans ces banlieues d'apartheid.

Si les gouvernants avaient voulu apporter une libération et une amélioration de la vie des communautés immigrées, il y a belle lurette que des mesures positives (linguistique, sociale, droit de vote, logement, etc.) auraient pu être mises en avant. Notons que Ramadan ne revendique aucune mesure démocratique comme, par exemple, le "droit de vote".

Nous, au contraire, affirmons que la loi ne doit pas porter sur le seul voile. Cette future loi sur la laïcité à l'école aurait un tout autre sens si elle donnait le droit de vote, cent fois promis et oublié, aux travailleurs immigrés; si elle relançait une vraie politique scolaire de reconnaissance et d'enseignement des langues d'origine (ouvert à tous les élèves pour éviter les ghettos linguistiques) et là où les conditions d'un apprentissage de l'arabe, du turc ou du portugais ne sont pas réunies, une pédagogie d'éveil aux langues et cultures d'origine.

Enfin la future loi sur la laïcité aurait un autre sens, si les "Sans papiers" étaient régularisés, si le droit au logement n'était pas bafoué de façon systématique et si les conditions d'embauche faisaient l'objet d'un véritable contrôle démocratique qui ne soit pas celui des seules instances patronales

Bref, une loi sur la laïcité et contre l'apartheid de facto dans nos banlieues, cités et quartiers! Sinon rien!

Quant aux forces de gauche et d'extrême gauche qui ont plus ou moins explicitement accepté avec bienveillance de considérer Tariq Ramadan comme un interlocuteur et de le valoriser, c'est sans doute au nom du droit des ex-colonisés qu'elles l'ont fait! Une pure attitude de condescendance paternaliste mâtinée de désarroi. À d'autres époque, l'extrême gauche avec des forces nettement moins importantes savait mener d'autres politiques comme ce fut le cas avec les travailleurs vietnamiens.

Il est ainsi paradoxal que certains qui, à gauche, ont agit pour introduire Ramadan au sein du FSE ont été de ceux qui ont voulu faire de J.-P. Chevènement (chasseur de sans-papiers et chantre de la République napoléonienne) un interlocuteur privilégié du FSM. Il est non moins paradoxal que celui qui parle de "discrimination positive" soit le numéro 2 d'un gouvernement ultra-libéral qui s'applique à détruire les bases matérielles de l'égalité.

Ne pas prendre en compte les spécificités de l'aliénation (et de l'exploitation) des immigrés, c'est laisser un boulevard pour les communautarismes et en premier lieu pour les institutions religieuses. C'est ainsi qu'on voit les divers recteurs des mosquées des grandes villes françaises, parfaitement inconnus jusque-là, devenir des vedettes médiatiques.

Un mouvement laïc, démocratique et universaliste se distingue pourtant dans cette bataille : celui des femmes de l'association "Ni putes ni soumises". Elles représentent la résistance au machisme, au paternalisme et à l'obscurantisme qui les tuent et expriment l'aspiration à l'égalité hommes-femmes.

C'est elles qui sont le réel avenir des femmes des quartiers (et aussi des hommes) et il faut leur apporter tout le soutien possible en agissant notamment pour qu'elles ne soient pas instrumentalisées, qu'elles gardent leur autonomie et marquent quelques points dans la lutte contre l'"apartheid de facto" et puissent devenir ainsi une réelle alternative aux forces religieuses.

Le sionisme comme repoussoir :

Le sionisme et la mauvaise conscience occidentale qui cherche à se blanchir du génocide des Juifs interviennent cette affaire.

Pour le monde arabe et pour celui des immigrés en France, la situation en Palestine et le comportement colonial de l'Etat d'Israël et de son armée dans les territoires occupés constituent une humiliation permanente.

Cette humiliation permanente conduit à des dérives antisémites qui sont parfois sans dérives ni détours. Pour autant, même si c'est l'évidence, il faut dire et redire que cet antisémitisme doit être dénoncé et ne doit pas être regardé avec compréhension.

1. Le racisme n'a jamais de justification ni d'issue positive.
2. Cet antisémitisme sera bien sûr l'instrument d'enracinement des forces les plus réactionnaires en Palestine mais aussi dans tous les pays où les immigrés arabo-musulmans sont présents massivement et solidaires de la lutte des Palestiniens. C'est notamment le cas en France et c'est la pire forme de la dérive communautariste.
3. Cet antisémitisme peut se conjuguer en France dans certaines circonstances avec le vieux fond d'antisémitisme populaire que le lepénisme sait utiliser aussi.

Cette dénonciation sans détour ne doit pas nous empêcher de comprendre les motifs et les conséquences sur le comportement des masses arabes et singulièrement sur les jeunes Beurs en France. Comprendre pour mieux combattre n'est pas accepter.

Nous n'avons pas passé en revue les institutionnels politique du jeux français et du contexte électoral. Mais ils sont dans l'ombre à l'affût.

Et la loi dans tout cela? Et la commission Stasi? Et Ramadan? Et les jours de congé pour Kippour et l'Aïd El Kébir? Trop de personnages dans ce casting d'enfer et gare aux seconds rôles qui troublent le jeu. Qui a dit "l'enfer était pavé de bonnes intentions"?

Bref tout est simple et une bonne loi devrait tout régler et remettre chacun à sa place:

* les Blacks et les Beurs en banlieue dans leurs cités;
* les imams et les ayatollahs dans leurs mosquées inexistantes;
* les curés, les pasteurs et les rabbins en chaire;
* les Tartuffes et les naïfs partout;
* les immigrés clandestins au travail au noir pour pas cher;
* la police (qui jamais ne bave) partout dans les rues;
* les patrons qui observent et se frottent les mains au poste de commandement;
* les journalistes (qui refusent de comprendre au-delà du visible) à leurs plumes, etc.

On ne s'en sortira pas avec des symboles tout comme on ne combat pas la fièvre en cassant les thermomètres. On ne s'en sortira pas non plus avec une loi répressive (une de plus) qui s'ajoutera à l'ensemble de l'appareillage déjà existant. On ne s'en sortira pas plus en faisant semblant de croire que le "Nous sommes tous des Juifs allemands" de Mai 68 avait le même sens que le "Nous sommes tous musulmans" des sectes gauchistes d'aujourd'hui.

Définir une stratégie qui permette de rassembler :

La vraie question est de définir une stratégie qui permette de rassembler tous ceux qui subissent cette réalité complexe: les femmes, les Beurs et Blacks (et les autres), les travailleurs et les jeunes ni black ni beurs, et les autres. En bref, une alliance, un front des exploités pour une transformation radicale de la société.

C'est le challenge et il serait irresponsable de ne pas intervenir dans cette situation (alors qu'une Constitution européenne est en discussion) en ne mettant pas en débat des éléments d'alternative.

Alors que le candidat putatif à la présidentielle nous a expliqué son engouement pour la "discrimination positive", François Hollande poussait des cris d'orfraie: "C'est l'idée d'égalité qu'il faut défendre". Nous sommes évidemment d'accord avec le camarade Hollande, les citoyens naissent libres et égaux en droits! Mais, n'oublie-t-il pas que ce qui naît n'est pas? Les citoyens ne sont égaux en droits que sur le papier! L'égalité est à construire.

Le ministre de l'intérieur a raison, le modèle français d'assimilation des étrangers ne fonctionne plus et il faut reconnaître son échec. La ségrégation et les inégalités qu'elles soient territoriales, sociales ou "communautaires" doivent donc être combattues par des mesures politiques, sociales et économiques adéquates, donc positives.

Ce qu'on appelle aux États-Unis "affirmative action" - et non "discrimination positive" - est un de ces moyens qui permettent de rétablir une égalité formelle déséquilibrée par l'histoire (l'esclavage, le colonialisme) et par le capitalisme.

Mais comment peut-on parler de "discrimination positive" quand les étrangers "légaux" piétinent sur le pas de la porte de la citoyenneté et que les "sans-papiers" si nombreux sur nos chantiers restent enfermés dans les bas-fonds du travail clandestin et voués à la non-existence démocratique? Comment peut-on parler de "discrimination positive" quand on diminue les impôts et les minima sociaux, quand on s'attaque aux protections sociales existantes, quand on privatise les services publics?

Si l'"affirmative action" est une politique qui permet la réparation des préjudices et la résorption des inégalités individuelles et collectives, elle demande des moyens et une transformation profonde de la répartition des richesses et de nos institutions.

L'exemple du Canada :

Au Canada, par exemple, cette philosophie politique est particulièrement présente quand l'appartenance communautaire est fondée sur une libre déclaration des personnes qui, à l'occasion des recensements, peuvent choisir le terme qui définit le mieux, à leurs yeux, leur groupe d'origine ou celui de leurs ancêtres.

Chacun peut choisir une réponse unique ou des réponses multiples: ethnique, genre, couleur... Il y existe un ministère des communautés culturelles et de l'immigration qui est chargé de l'interaction positive entre les communautés et l'espace public global. Une charte des droits et libertés - partie intégrante de la Constitution - établit, outre les droits "standards", le droit à l'instruction dans la langue de la minorité. Le droit à l'égalité s'accompagne de dispositions visant - notamment dans l'emploi public et privé - à corriger les "désavantages" subis par les femmes, les autochtones, les handicapés et ceux que leur race ou leur couleur place parmi les "minorités visibles du Canada": "Conformément au principe selon lequel l'équité en matière d'emploi requiert, outre un traitement identique des personnes, des mesures spéciales et des aménagements adaptés aux différences" (Bill C62, Chambre des Communes, 1984).

Il s'agit donc de partir d'une démarche "discriminatoire" dans l'objectif de créer des processus anti-discriminatoires et de corrections des inégalités. De telles dispositions créent évidemment des difficultés, des pesanteurs, des contradictions, mais elles permettent d'éviter le rejet de ces questions dans la "sphère privée" qui, le plus souvent, signifie scolarisation privée et confessionnelle, clientélisme et communautarisme...

Il est désormais nécessaire en France où le multiculturalisme s'est installé de facto - malgré le refus "républicain" - de l'asseoir de juré, de conjuguer l'expression des identités et des valeurs universelles dans des formes institutionnelles adaptées. Si la loi générale doit promouvoir les droits de tous, elle devrait aussi prendre en compte les composantes de la population en reconnaissant les identités en leur octroyant des pouvoirs d'auto administration: langue d'alphabétisation, promotion culturelle, etc.

Impuissante à résorber les particularismes et les identités, l'idéologie républicaine façonnée par la 3e République les relègue et les dénonce, les isole et les stigmatise. Pourtant s'ils sont là, visibles, ces particularismes n'existent pas dans le droit français! Les tensions actuelles autour du voile appellent à un enrichissement des formes démocratiques.

Mais une question se pose. Pour Nicolas Sarkozy, ministre des cultes, ce ne sont pas des communautés d'origine étrangère qu'il s'agit d'intégrer, mais des religions. La République laïque doit-elle prendre en compte les religions ou, au contraire, doit-elle s'appuyer sur les "identités nationales". Doit-elle intégrer les musulmans ou les Maghrébins? Les musulmans ou les Turcs et Kurdes? Sommes nous revenus au temps des populations musulmanes d'une Algérie française où les Algériens n'existaient pas?

Ce n'est pas aux musulmans que s'adresserait une véritable politique d'"affirmative action", mais aux secteurs de la société que l'histoire a lésés plus que les autres.

Radicaliser la démocratie :

Il est plus que temps que la revendication du "droit à la différence et à l'égalité" qui avait émergé dans les années 1980 avec l'irruption sur la scène politique de la jeunesse issue de l'immigration et qui avait tenté d'empiéter sur le modèle dit "jacobin" trouve une expression politique démocratique adaptée.

Faut-il abandonner cette revendication aux néo-libéraux, aux intégristes religieux, à la Nouvelle Droite et aux adeptes du développement séparé au prétexte qu'ils s'en emparent pour mieux la détourner, comme ils se sont emparés de l'individu et de l'autonomie, de la régionalisation et de la décentralisation?

Les "particularismes" doivent pouvoir s'exprimer librement afin de s'articuler librement avec l'intérêt général, l'universel. Pour battre les Ramadan et les Sarkozy, les Tartuffe et les Savonarole, les flics et les culs-bénits de toutes obédiences, il faut radicaliser la démocratie.

Les institutions démocratiques doivent alors être conçues de manière à assurer la conciliation du particulier et du général. Même si l'identité n'est pas un "état naturel" mais une construction sociale en mouvement, elle est ressentie comme telle et doit donc être traitée et résolue comme un problème que la démocratie doit résoudre en lui donnant juridiquement et institutionnellement une expression. C'est sur une démocratie renouvelée que butera l'activisme intégriste.

Comment représenter le sentiment d'appartenance communautaire dans un contexte démocratique?

Il n'y a évidemment pas d'universalité des solutions institutionnelles et la réponse varie selon la configuration.

Dans les périphéries urbaines où ségrégation sociale rime souvent avec ségrégation raciale, il faut trouver une expression dynamique qui permette l'entrée de la différence dans l'espace public. Pourquoi ne pas envisager, à l'instar du socialiste révolutionnaire autrichien Otto Bauer au début du siècle précédent, que le groupe soit constitué à partir d'une auto-inscription dans tel ou tel groupe pour gérer tel ou tel aspect.

On pourrait ainsi, par exemple, s'auto désigner comme arabophone (et non pas comme musulman) ou comme Chinois et que ce collège de citoyens participe, avec d'autres collèges, aux décisions d'une assemblée commune élue au suffrage universel. L'appartenance électorale à ce groupe assurerait ainsi des droits particuliers (alphabétisation et apprentissage de la langue maternelle, subventions diverses...) - bien entendu dans le respect de l'égalité et de la liberté pour tous et toutes.

Constitués pour une durée déterminée, de tels groupes, au fur et à mesure du processus d'intégration et d'assimilation des individus le composant, connaîtraient probablement à une extinction progressive de facto. Au contraire des communautarismes ou des nationalismes, ce n'est ici plus le groupe qui choisit les individus mais les individus qui choisissent le groupe. Il va de soi qu'un collège des "non appartenants" est possible et nécessaire pour ceux dont l'histoire personnelle ne coïncide pas (ou plus) avec cette distinction.

"Liberté, égalité, pluralité" :

"Liberté, égalité, pluralité", clamait Zalkind Hourwitz, Juif des Lumières, qui pensait que la République universelle devait être le creuset de la coexistence démocratiquement organisée des différences et non le chaudron de l'effacement forcé de celles-ci. Il faut articuler dialectiquement l'égalité, l'intégration, la pluralité avec l'universalisme. Notre monde n'est pas un "melting pot" mais une centrifugeuse qui organise la sédimentation sociale et communautaire. Secouer violemment le flacon n'empêche pas les diverses couches de se disposer à l'identique ou presque. Il faut changer de recette et mettre en avant la dialectique de la revendication particulière et de l'universel pour travailler à la dissolution de la première. L'universalisme n'est pas encore advenu, il est un projet en construction, et, d'une certaine façon, une utopie pour laquelle il faut se battre.

Ne laissons pas les Ramadan détruire ce qu'il reste de Lumières. Ne laissons pas les Sarkozy et les chantres de la 3e République se parer des Lumières.

Ouvrons le débat pour une 6e République autogérée!