Une mise en scène de liberté

Ce texte est un chapitre de Votre révolution n'est pas la mienne
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Dans ce processus où l'homme intériorise les mécanismes économiques, où il s'agit de gérer ses relations et de réguler l'économie de ses plaisirs, ce qui s'oppose au consumérisme apparaît donc criminel ou dans le meilleurs des cas tout à fait farfelu. Car depuis l'effondrement du simulacre d'utopie figurée par la construction sanglante du communisme à l'Est, la bourgeoisie s'affirme plus que jamais comme la seule autorité, prenant la place occupée par l'église en d'autres temps, légitimant son pouvoir par le seul fait que ce monde est le sien et qu'il n'en existe pas d'autre, au point que même la supposition qu'une " autre politique " est possible passe pour une affirmation quasiment subversive. Ses choix sont donc sans appel, avec la nécessaire adaptation aux valeurs qu'ils impliquent et qu'elle seule détermine. Son arrogance inique provient principalement de ce que ceux-là même qui profitent ou veulent profiter occupent tout le terrain jusqu'à organiser toute contestation à leur bénéfice, y compris la plus radicale, le triomphe actuel du situationnisme en témoigne comme celui des surréalistes en d'autres temps. Et il ne s'agit même plus de récupérer quoique ce soit puisque la contestation alimente et conforte le système qu'elle prétend contester en lui permettant de se renouveler, ce qui confère à chacun cette liberté nouvelle d'être tout et n'importe quoi, communiste, catholique, libéral, anarchiste, bouddhiste ou apolitique, laissant les individus sans prise réelle sur le monde, et permet toutes les manipulations, tous les reniements, toutes les falsifications.

Pour cette révolution permanente tout le monde est donc le bienvenu, peu importe les volte-face et les brusques changements de perspective, puisque cela fait aussi partie de la mise en scène de cette liberté que la bourgeoisie revendique et prétend défendre, contre des ennemis qui ne sont plus désignés comme ils le furent autrefois. Car ce n'est plus la main de Moscou ni les jésuites ou la franc-maçonnerie, mais plutôt des états d'âme, vagues et diffus, qui vont contre le sens commun et l'intérêt de chacun, des ennemis qui habitent quelque part en nous, le manque de confiance, le peu de désir de consommer ou de prendre des risques, la réticence au changement, le repli sur des avantages acquis, etc. C'est pourquoi il ne se passe pas un jour sans qu'une vedette de la politique, du showbiz, du journalisme, de la communication ou un décideur ne fustige une corporation qui traîne les pieds et freine l'évolution inéluctable, un déserteur dans la bataille économique, bien sûr, mais aussi dans la guerre au SIDA, à l'intolérance, au chômage, à l'exclusion, au terrorisme etc.

Le langage même de la révolte se trouve retourné et ne sert plus qu'à répandre la confusion sans laquelle le " n'importe quoi vide de toute pensée " cher à Poirot-Delpech ne pourrait régner si parfaitement. Et ce confusionnisme brouille les pistes, gèle toute velléité d'opposition, contribuant à éroder la résistance par une altération systématique du sens prêté aux mots et aux images qui les accompagnent, dans toute une gamme de registres qui va de l'humanitaire au publicitaire, en passant bien sûr par le divertissement, la culture et la politique.

C'est ainsi qu'il n'y a plus " vraiment " de vieux mais de personnes âgées qui sont bientôt devenues des gens du troisième âge, voir même des seniors, plus de chômeurs mais des demandeurs ou des chercheurs d'emploi, voire des offreurs de services, plus de misère mais de l'exclusion, plus de lutte de classe mais une fracture sociale, plus de pauvres mais des RMistes et des sans-domicile-fixe, qui décèdent d'hypothermie, plus de défauts mais des axes de progression(...) De même que dans des entreprises dirigées, non par des patrons mais par des entrepreneurs et des décideurs, il n'y a plus d'ouvriers mais des agents techniques ou des opérateurs, plus de chefs mais des animateurs, plus de licenciements mais des plans de restructuration, ou plutôt de reconquête de la performance, avec redéploiements d'effectifs, et qu'on ne baisse pas les salaires mais qu'on fait une offre de participation au redressement de la compétitivité. Et si, comme un des adjoints de Nicole Notat, l'on manque un peu d'argument pour justifier la liquidation des " avantages acquis " et du " socialement correct " ainsi que " le requestionnement et la remise en cause de certaines certitudes issues d'un passé révolu " , il suffit d'asséner cet argument péremptoire : " tout le monde le dit : la droite, la gauche, le gouvernement, l'opposition, les chefs d'entreprise, les syndicats, les églises, les Francs-maçons, le milieu associatif et tant d'autres encore [1] ".

Extrait de François Lonchampt et Alain Tizon "Votre révolution n'est pas la mienne", 1999
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Notes:

[1] Jean CASPAR, Le Monde, 28 janvier 1997.