Derrière ces revendications immédiates, il y a tout le malaise d’une jeunesse maltraitée mais, au-delà de la jeunesse même, il s’agit pour toute la société de défendre nos valeurs humaines de solidarité, après des années d’un individualisme arrogant, et de rétablir enfin la vérité sur ce que nous sommes, vérité trop longtemps bafouée par les salauds en tout genre.
Tout dépend encore de ce qui se passera demain, si la mobilisation sera assez forte, si le CPE sera retiré, si la CGT appelle à la grève générale... Il n’est pas sûr que l’aveuglement du gouvernement aille jusque là, mais il n’est pas sûr non plus qu’il ait vraiment le choix. La tentation de vider le projet plutôt que de le renier ne pourra qu’encourager à la continuation du mouvement. On verra bien mais on ne pourra pas en rester là, ni même au simple retrait de la loi.
Je fais le pari que, vu la situation et quoiqu’il arrive désormais, la contestation devrait s’étendre au reste de la société (pour l’instant bien amorphe) et se transformer en mouvement de fond, de repolitisation de la jeunesse au moins, d’une génération qui a commencé à prendre la parole et à qui on ne la reprendra pas si facilement.
On cherche à réduire les revendications à des questions de détail, voire à des calculs politiciens ou les manipulations de syndicats et d’extrêmistes alors qu’il y a un enjeu de vérité et un effet de génération. Il est remarquable que les étudiants fassent ouvertement référence à Mai 68 et qu’il fassent de la Sorbonne la place à occuper, au moment où les acteurs de Mai 68 vont prendre leur retraite... Les autres références, plus proches mais moins voyantes sont les manifestations qui ont suivi le 21 avril, pour l’exigence démocratique, et l’explosion des banlieues, pour la dimension sociale. Il y a aussi des références appuyées à la résistance, qui ne sont pas tellement déplacées contre le totalitarisme du marché.
On est bien loin de la simple remise en cause d’un texte de loi provocateur. Ce qui est frappant, dans ces rassemblements, c’est l’inversion des valeurs entre réussite individuelle et solidarité sociale qui met en évidence le caractère insupportable du discours de la soumission. Les partisans du pouvoir ou du chacun pour soi passent désormais pour ce que Sartre appelait des salauds, fonctionnaires s’identifiant à leur fonction et à l’ordre établi, condamnant tout esprit de résistance et voulant justifier de tout accepter parce que ce serait mieux que rien (principe de toute barbarie) !
Bien sûr il faudrait aussi rétablir la vérité sur la précarité qui n’est pas due à la méchanceté des patrons comme on a un peu trop tendance à le penser mais aux évolutions techniques et aux transformations du travail. Impossible de supprimer la flexibilité des emplois à l’ère de l’information et revenir aux carrières d’autrefois, mais la précarité du travail ne doit pas se traduire en précarité de la vie. On ne peut avoir la flexibilité sans la sécurité. On ne peut avoir une intermittence de l’emploi sans un revenu garanti au moins, et tous les moyens d’un développement humain, car on ne s’arrête pas de vivre entre deux embauches. Cela n’empêche pas de sécuriser un maximum d’emplois, en particulier au niveau local, mais il faut aussi encourager les activités autonomes et créatives, tout comme la formation, par un revenu d’autonomie garanti. La première chose à reconnaître, c’est qu’il faut abolir la misère car la vérité c’est que le système actuel ne protège plus que les insiders (et encore !) condamnant un nombre de plus en plus grand de chômeurs, de jeunes et autres outsiders à l’exclusion. Tout le monde finit par être menacé. Le revenu garanti serait une véritable déclaration de paix sociale, plus réaliste que de rêver à la suppression de toute précarité (comme l’interdiction de licenciement). Ce serait retrouver la dignité d’une civilisation humaine, un nouvel être ensemble, une nouvelle convivialité.
En tout cas, cette volonté de démocratie et de partage qu’exprime la jeunesse ne faiblira pas, plus vraie que la "lutte pour la survie" chacun dans son coin. C’est d’autant plus une bonne nouvelle que le chômage a pas mal de raisons de baisser assez rapidement maintenant. Pas forcément la précarité, ce pourquoi la revendication d’une protection contre la précarité, avec un revenu garanti au moins, reste cruciale pour la refondation des droits sociaux. On peut espérer que le débat fasse apparaître ce qui est loin d’être perçu actuellement comme une évidence par le mouvement et pourrait constituer son moment de vérité.
Non seulement c’est le printemps avant l’heure, mais on peut constater que l’époque dispose de certains avantages par rapport à Mai 68, en premier lieu la relative absence de groupuscules, même si en contrepartie il manque de tout débouché politique pour l’instant. Débarrassée des communistes, des maoïstes et presque des trotskystes, la dynamique actuelle pourrait aboutir à rétablir une véritable démocratie et s’engager dans une alternative réaliste au productivisme salarial (rien à attendre pour cela du PS ni des Verts !). L’enjeu, on le voit, ne se limite pas au CPE, ni même à la jeunesse, mettant en jeu notre vérité et ce que nous voulons être. On revient de loin et ce n’est pas gagné encore mais ce n’est qu’un début, on n’a pas fini d’en entendre parler (dans le monde entier) !