A la direction du quotidien Le Monde
Objet : Lettre de démission.
Messieurs,
Je reste perplexe sur la forme que devrait prendre cette lettre et la dénomination de son objet, étant donné que je ne suis pas lié à votre entreprise par contrat, mais que je suis un correspondant certes attitré, mais an statut de pigiste. En tout cas, par la présente, je vous informe de manière irrévocable que je ne voudrais plus écrire pour Le Monde. Je démissionne donc, si l’expression s’y prête.
La première raison de cette décision est l’article paru en ce jour dans Le Monde, intitulé « Laborieuses tractations pour une trêve en Côte d’Ivoire », signé de Jean-Pierre Tuquoi et de moi. Je ne me reconnais dans aucune phrase de cet article.
J’ai en effet envoyé un papier, synthèse faite avec les informations que j’avais glanées et celles que m’avait envoyées Jean-Pierre, tôt le matin, au journal, en le dictant aux sténos. Il n’a rien à voir avec ce qui a été publié. C’est un pur scandale journalistique, et c’est une honte pour un si grand journal. Je comprends bien que l’article que j’ai envoyé ait pu être incomplet, ou tout simplement mauvais - je n’ai que quatre petites années d’expérience professionnelle - mais il aurait pu être passé à la trappe, et remplacé par un article meilleur que son auteur aurait dû avoir le courage de signer.
D’autant plus que cet article prenait des tournures éditorialisantes dont je n’approuve pas, personnellement, les arguments. Je le vis comme un viol intellectuel, en toute humilité, bien sûr.
J’en suis d’autant plus choqué qu’il y a quelques jours, j’avais demandé à Stephen Smith, qui avait rajouté un bout de phrase à un de mes articles - affirmant que le général Guéi a été assassiné à son domicile, ce qui est une des nombreuses thèses qui circulent sur ce décès - de ne plus ajouter de choses aussi importantes à mes papiers sans m’en avertir, eu égard au contexte particulièrement délicat dans lequel nous travaillons. La presse et les autorités ivoiriennes nous accusent en effet de prendre partie pour les « mutins », et de dépeindre les loyalistes négativement. J’avais également fait un papier sur le rôle ambigu de l’armée française dans ce conflit, censuré sans que l’on ne m’oppose la moindre raison.
Par ailleurs, l’allure que prend la couverture de cet événement par le vénérable quotidien du soir me permet de moins en moins de le défendre mordicus face aux accusions ivoiriennes. Je ne comprends pas qu’il soit impossible de passer la moindre ligne sur le « sursaut patriotique » qu’on peut observer dans la moitié sud du pays, cosmopolite et abritant plus de 75% de la population. Marches quotidiennes et de grande ampleur dans toutes les villes, drapeaux partout, ralliement de tendances politiques opposés, dons de plusieurs dizaines de millions d’euros pour soutenir ’l’effort de guerre ». Rien de tout cela ne mérite visiblement d’être raconté. Et qu’on me permette de douter aux inévitables dénégations sur " l’opportunité" de tels articles dans un contexte d’actualité surchargée. J’ai pris le parti de ne pas y croire. Bref, je considérais comme un grand honneur d’écrire dans un des titres-phares de la planète, et je n’y renonce que les larmes aux yeux.
Mais je préfère garder une idée haute de le Monde, en échappant à d’éventuelles autres forfaitures dans le cadre d’un conflit qui se complexifie qu’on tente visiblement de brouiller avec les armes journalistiques les moins conventionnelles.
Pour terminer, je m’épanche quelque peu. Je suis un Africain, d’origine camerounaise.
Le Cameroun est un pays qui a connu une atroce guerre de libération avortée, sévèrement matée par la France, puis le régime qu’elle a porté à bout de bras. Durant toute cette période, le correspondant de le Monde dans mon pays a accompagné et servi intellectuellement le crime, les procès tronqués d’opposants, les massacres de grande ampleur dans l’Ouest,la région dont je suis originaire. On dit que l’histoire a de la mémoire.
Je ne veux pas assister, quarante ans plus tard et dans un autre pays africain, un nouveau désastre programmé, dont le scénario diabolique est connu de tous ceux qui réfléchissent il y a belle lurette, et qui se pare, comme d’habitude, des oripeaux de la défense des droits de l’homme et tutti quanti.
Je ne veux pas faire de reportages larmoyants et emplis de bonne conscience sur le futur front révolutionnaire unifié (RUF) tendance ivoirienne - souvenons-nous des « freedom fighter » de ce mouvement rebelle sierra-léonais, déjà appuyé à l’époque par le Burkina Faso et le Liberia.
Je n’ai que 25 ans, une carrière à protéger mais j’ai également une naïveté et des convictions qui font que je ne peux plus longtemps continuer.
J’arrête.
Avec tous mes sentiments distingués.