« Il faut comprendre pourquoi des pays très riches en matières premières sont pauvres (...) Prenons l’exemple du Gabon, pays faiblement peuplé et prodigieusement riche en ressources naturelles : bois d’okoumé, manganèse, uranium, pétrole, fer, etc. Toutes ces matières premières, dès lors qu’elles sont exploitables, sont exportées. A s’en tenir aux statistiques en valeur, on pourrait croire que le Gabon gagne beaucoup à les exporter. Mais il faut décomposer leur prix.
Le prix auquel les pays industrialisés achètent, par exemple, le manganèse doit d’abord mettre le Gabon en mesure de payer les innombrables biens et services qu’ils fournissent pour assurer à la fois la production et l’exportation de cette matière première : amortissement pour le renouvellement de tous les éléments du capital de production importés (équipements de la mine, matériels d’entretien, de levage, de transport, etc.) ; payement des entreprises étrangères de transport, de navigation, de financement, d’assurances, ect ; profits de la société étrangère exploitante, salaires étrangers partiellement rapatriés et qui peuvent être non négligeables (la charge salariale de la société qui exploite le manganèse était constituée, en 1975, pour plus d’un tiers de salaires européens), etc.
Et c’est là que commence le scandale : non seulement les pays industrialisés absorbent la quasi-totalité des ressources valorisables dans le monde, mais ils tirent tous les profits de leur production dans les pays qui les exportent. Leur appareil de production se développe à la faveur de la mise en exploitation et du commerce des matières premières qui leur sont indispensables. C’est d’ailleurs pourquoi ils sont si riches : ils détiennent un « monopole du travail ».
En revanche, le pays producteur (en l’occurrence, le Gabon) ne perçoit en définitive que les quelques taxes pour l’entretien de son appareil d’Etat et les salaires versés à la main d’œuvre locale. Une main d’œuvre qui de surcroît diminue en nombre chaque fois qu’un progrès technique vient améliorer la productivité du travail. Si ce progrès permet d’accroître la production, les statistiques relèveront l’augmentation du PNB. L’économiste n’hésitera pas à dire que le Gabon est en voie de développement, alors qu’il se paupérise plus vite, puisqu’il se vide d’une ressource non renouvelable.
Le Gabon fournit un exemple caricatural de ce « pillage » auquel les pays industrialisés se livrent, en considérant qu’une matière première ne vaut que ce qu’il en coûte pour se l’approprier. Il n’est qu’une excroissance des économies occidentales, qui importent tout ce qu’il produit et lui vendent tout ce qu’il consomme (ou plutôt, ce que consomme la fraction de la population qui est associée au pillage et au système de gouvernement). Et le pire, c’est qu’il consacre ses disponibilités financières - mis à part ce que prélève la minorité dirigeante - à construire l’infrastructure nécessaire à ce trafic, notamment le Transgabonais, un chemin de fer qui permettra d’accélérer les exportations de bois (les essences exploitables sont déjà liquidées dans les régions faciles d’accès) et de mettre en exploitation un gisement de fer. Le fer sera exporté et permettra de rembourser, aux Européens qui l’importeront, les crédits qu’ils ont consentis au Gabon pour que soit construit, par leurs propres entreprises, ce chemin de fer qui ne sert que leur propre économie !
Aucun doute n’est possible : Quand les ressources naturelles du Gabon seront épuisées, les Gabonais seront un des peuples les plus pauvres du monde.
(...) Pour payer ses importations, le Gabon ne dispose que de cette valeur résiduelle, c’est à dire de la seule contrepartie en devise des taxes prélevées par l’Etat et des salaires dépensés sur place. (...) Cette valeur résiduelle est faible, mais elle diminue encore lorsque augmentent les exportations, si leur augmentation est obtenue grâce à des moyens techniques importés, qui améliorent la productivité du travail et qui, en réduisant la main d’œuvre nécessaire, réduisent du même coup les salaires versés localement (la mécanisation des exploitations forestières était rentable pour les exploitants, généralement étrangers, mais dommageable pour le pays et pour les travailleurs qui perdaient leur emploi.)
Pourtant, si la valeur résiduelle comporte moins de salaires, elle comprend davantage de taxes, puisque l’Etat les prélève as valorem sur un volume plus important de produits. Le gouvernement gabonais a donc avantage à accroître les exportations, grâce à de tels progrès techniques, quitte à paupériser plus vite le pays et à réduire à la misère les travailleurs privés de leur emploi. Ses intérêts sont à l’opposé de ceux du pays et antagoniques avec ceux de la population.
Qui plus est, il peut être tenu d’adopter ces progrès qui améliorent la productivité du travail. Car ceux-ci réduisent les coûtes de production et permettent d’abaisser le prix des produits exportés. Or, le Gabon ne jouissant d’aucun monopole (même le bois d’okoumé est aujourd’hui concurrencé par d’autres bois déroulables provenant du Sud-Est asiatique), ses prix à l’exportation doivent demeurer compétitifs, c’est à dire s’aligner sur ceux du pays concurrent qui accepte de gagner le moins sur ces exportations. C’est ainsi qu’il a du se résigner à ne prélever aucune taxe sur sa première mine d’uranium (aujourd’hui épuisée) et à voir tendre vers zéro la valeur résiduelle de ses exportations de bois. » (p 52-56)