Le premier mai dernier a eu lieu en Bolivie un événement capital qui marque un changement profond dans son histoire : par décret gouvernemental, et grâce à une surprenante et spectaculaire occupation militaire des champs pétrolifères, le gouvernement d’Evo Morales a nationalisé les hydrocarbures. Une ressource naturelle privatisée comme d’autres au nom d’un processus nommé « capitalisation » à la fin des années 1990.
Quelques jours auparavant, Evo Morales signait à Cuba, avec Fidel Castro et Hugo Chavez, l’« Alliance Bolivarienne des Amériques » (ALBA - ce qui en espagnol signifie « aube »...), accord proposé par Chavez pour mettre un frein à l’« Aire du Libre Commerce des Amériques » (ALCA - ce qui ne veut rien dire...) que les Etats-Unis cherchent à imposer depuis plusieurs années. Emu, Morales a constaté que ce sommet était l’occasion pour trois générations d’hommes et trois peuples distincts, de se donner rendez-vous pour une même révolution latinoamericaine. Il s’agit indubitablement d’un vent de changement qui traverse le continent américain et qui commence à défier, depuis les bases, l’hégémonie de l’empire du Nord.
Coiffé d’un casque de travailleur du pétrole, accompagné par tous ses ministres et un important contingent militaire, Evo a participé à l’occupation du puits de San Alberto. Pendant l’occupation, le Président a prononcé un discours à la Nation dans lequel il a considéré comme illégaux les actuels contrats de risques partagés entre l’Etat et les entreprises pétrolifères (pour n’avoir pas été revalidés par le congrès) et a traité de « traîtres à la Patrie » ceux qui ont « remis à d’autres ce secteur stratégique, violant la souveraineté et la dignité nationale ». Des militaires en armes, munis de drapeaux boliviens, gardaient les installations de ce camp, l’un des plus riches de Bolivie avec le cinquième des réserves de gaz, et symbole des privilèges des entreprises étrangères. Selon certaines accusations, ce champ pétrolifère fut découvert par l’entreprise nationale des pétroles YPFB, puis catalogué comme « neuf » pour réduire la pression fiscale pour les bénéficiaires de sa privatisation : la compagnie brésilienne Petrobras, l’hispano-argentine Repsol-YPF et la compagnie française Total.
Ce 1er mai, on pouvait lire sur une énorme pancarte fixée sur les installations de San Alberto : « Nationalisé. Propriété des Boliviens ». Il en fut de même dans d’autres installations pétrolières militarisés.
Question de souveraineté
« La Bolivie a été le premier pays du continent à nationaliser ses hydrocarbures. La nationalisation d’aujourd’hui est la troisième, et définitive aujourd’hui, que nous faisons de nos ressources », a déclaré le nouveau président bolivien, en faisant référence aux deux nationalisations antérieures réalisées dans les années 30 et 60. La différence cette fois se trouve dans le fait qu’il ne s’agit pas d’une nationalisation réalisée par des militaires ou des classes moyennes urbaines, mais par un regroupement d’organisations syndicales et de mouvements sociaux jusque-là exclus des grandes décisions d’Etat.
La nationalisation du gouvernement d’Evo Morales par le décret 28.701 rend à l’Etat « la propriété, la possession, et le contrôle total et absolu » du gaz et du pétrole. Ainsi qu’il l’a annoncé au cours de sa campagne électorale, il ne s’agit pas d’une « expropriation » mais d’asseoir la souveraineté de l’Etat sur ses ressources. Dorénavant, les entreprises seront obligées de remettre à l’Etat toute la production, qui sera commercialisée par l’YPFB. La nationalisation impose un changement fiscal radical : les champs d’exploitation de gaz paieront ainsi un mélange d’impôts et de taxes à hauteur de 82%. Selon les chiffres du gouvernement, avec la législation en vigueur sous Gonzalo Sanchez de Lozada, l’Etat recevait 140 millions de dollars de bénéfices pour l’activité pétrolière ; il en recevra dorénavant 780 millions de dollars, une fortune pour le rachitique budget bolivien.
La guerre du gaz
La revendication de la nationalisation des hydrocarbures a été le principal facteur qui aura précipité la chute de l’ex-président Gonzalo Sanchez de Lozada en octobre 2003, puis celle de son successeur, Carlos Mesa, en juin 2005. Sanchez de Lozada, qui est arrivé à la présidence à deux occasions (1993, 2002), est un des auteurs principaux du processus de privatisation des entreprises d’Etat, comme l’eau, l’énergie électrique, le pétrole, etc.
Au début de son deuxième mandat, en août 2002, il avait comme but principal de remettre aux mains des multinationales privées d’importantes réserves de gaz trouvées au sud du pays, et qui appartenaient encore à l’Etat.
La mesure fut impopulaire dès le début, et petit à petit la résistance s’accrut. La population sortit dans les rues pour affronter l’armée, afin d’empêcher que cette ressource naturelle ne fût vendue. Evo Morales, leader politique et syndical très influent dans le pays (en 2002, il était déjà arrivé en deuxième place aux élections présidentielles), jouera un grand rôle dans ces mobilisations connues comme « la guerre du gaz ». En se présentant aux élections anticipées de 2005, il fit de la nationalisation des hydrocarbures le thème central de sa campagne, de même que la récupération des ressources naturelles et des entreprises d’Etat vendues à l’étranger. En décembre de la même année, Evo gagnait les élections avec 54% des voix. Un succès inédit dans l’histoire récente de la Bolivie, puisque depuis le retour à la démocratie en 1982, aucun parti politique n’avait réussi à passer la barre des 30%.
Les ressources naturelles comme idéologie
On peut dire que cette politique vis-à-vis des ressources naturelles est le principal pilier idéologique de cette nouvelle gauche que représente Evo Morales. En Bolivie, à partir de l’an 2000, s’est ouverte une période qualifiée de révolutionnaire par plusieurs analystes politiques. Diverses mobilisations de multiples secteurs sociaux ont commencé à faire pression sur le système politique au pouvoir. Elles avaient comme mot d’ordre la défense des ressources naturelles, l’eau, la terre, la coca ou les hydrocarbures. L’idée que ces ressources appartiennent au peuple, et qu’elles ne doivent pas être vendues sans que l’ensemble de la population puisse en bénéficier, a été le moteur de ces mobilisations.
Dans ce sens, une des premières mesures de l’actuel gouvernement fut la création du premier ministère de l’Eau de l’histoire du pays, élevant cette ressource naturelle à un rang prioritaire, au même niveau que les hydrocarbures. À diverses occasions, Evo a expliqué que la meilleure garantie pour que le gouvernement respecte l’environnement vient du fait qu’il a été porté au pouvoir par le mouvement indigène. Selon celui que son propre vice-président qualifie sans exagération de nouveau leader régional, les peuples indigènes ont, profondément enraciné dans leur conscience, le respect de la nature dans son ensemble : « Nous sommes une culture de la vie, l’Occident est une culture de la mort », dit-il pour expliquer qu’à l’inverse de la civilisation occidentale qui se caractérise par l’extension des guerres, du saccage des ressources et de la déprédation, les indigènes se préoccupent eux de rétablir l’équilibre de la nature à laquelle ils se sentent appartenir.
Sergio Cáceres